Geertgen tot Sint Jans (Leyde ?, c.1455/65-Haarlem, c.1485/95),
La Nativité, c.1490 ?
Huile sur panneau de chêne, 34 x 25,3 cm, Londres, National Gallery.
Avant le XVIe siècle, bien que traité par de nombreux artistes, le thème de la Nativité l’a été systématiquement de façon diurne dans la peinture sur panneau, ce qui constitue une contradiction notoire vis-à-vis du texte des Écritures. Cependant, on trouve trace, dans la peinture septentrionale du dernier quart du XVe siècle, de tableaux qui rendent à cet épisode, dont on sait l’importance qu’il revêtait aux yeux des croyants, son caractère nocturne. Je vous propose de faire plus ample connaissance aujourd’hui avec celui que nous a légué Geertgen tot Sint Jans.
Les éléments biographiques concernant Geertgen sont extrêmement minces et son souvenir ne s’est préservé que grâce aux lignes très élogieuses que lui consacre Karel Van Mander (1548-1606) dans son Livre des peintres publié en 1604. Du manteau de nuit qui enveloppe aujourd’hui sa vie, émergent quelques fragments qui permettent, au plus, d’apercevoir une vague silhouette : un apprentissage auprès d’Albert Van Ouwater (c.1410/15-c.1475), à propos duquel on sait également fort peu de choses et dont la production certaine se résume à une très belle Résurrection de Lazare conservée à Berlin, puis une brève période d’activité d’environ dix ans passée dans l’entourage des chevaliers de Saint-Jean qui l’hébergèrent dans leur couvent, lui donnèrent le nom de « Petit Gérard [habitant] près de Saint-Jean » sous lequel on le connaît aujourd’hui, et pour l’église desquels il réalisa un Triptyque du Christ en croix dont ne subsiste que la Lamentation sur le Christ mort de Vienne, et, enfin, une mort précoce, à tout juste vingt-huit ans s’il faut en croire Van Mander. La petite dizaine d’œuvres qui, sur la base de critères stylistiques, est attribuée à Geertgen révèle, par son attention accordée aux détails comme par leur traitement minutieux, qu’il s’agisse de plantes ou d’objets précieux, sa connaissance de la manière de Jan Van Eyck, l’atmosphère généralement décantée, baignée de silence même dans les actions les plus intenses, faisant plutôt songer à l’art de Dieric Bouts (c.1415-1475) tandis que certaines compositions laissent également penser qu’il connaissait, directement ou non, des tableaux d’Hugo Van der Goes (c.1440-1482/3).
C’est le cas avec la Nativité de Londres, laquelle s’inspire d’un modèle aujourd’hui perdu de Hugo, connu néanmoins par un certain nombre de copies, dont une, attribuée à Michel Sittow (c.1469-1525/6), se trouve au Kunsthistorisches Museum de Vienne. D’emblée, on voit que Geertgen, outre l’atmosphère nocturne, a largement repris la composition de son aîné, en l’inversant et en renforçant le caractère d’intimité de la scène par un cadrage plus resserré. L’image est organisée par deux sources lumineuses, l’une intense, au premier plan, dispensée par le rayonnement surnaturel qui émane du corps du Christ nouveau-né, l’autre plus faible, à l’arrière-plan, provenant du feu auprès duquel se réchauffent bergers et troupeaux, et vers laquelle l’œil est conduit grâce à la trouée lumineuse formée par l’ange annonçant la Bonne Nouvelle. Cette représentation de l’Enfant répandant autour de lui une vive clarté, dont on voit bien ce qu’elle symbolise – bien des siècles plus tard, en 1750, François Boucher n’intitulera-t-il pas une de ses Nativités La Lumière du monde ? – plonge ses racines dans un texte très largement répandu dans les contrées du Nord, les Révélations de Sainte Brigitte de Suède (1303-1373), où elle déclare qu’il « irradie d’une lumière et d’une splendeur tant ineffables que même le soleil ne s’y peut comparer. » La différence de force entre les deux types de luminosité, soulignée par le peintre, outre qu’elle contribue à donner de la profondeur au champ pictural en suggérant l’éloignement des bergers, peut également, de façon symbolique, signifier que l’éclat de ce qui appartient au monde céleste possède plus de force que ce qui est terrestre ; vous noterez d’ailleurs que celui qui émane de Jésus illumine l’étable à lui seul, tandis que le nimbe de l’ange parvient à éclairer la campagne tout en faisant paraître bien pâle le foyer des pâtres.
Outre son atmosphère que l’on dirait, au prix de l’anachronisme, ténébriste, une des grandes forces de ce tableau réside dans la capacité de Geertgen, tout en reprenant les mêmes éléments conventionnels que ceux utilisés par son modèle, à l’exception de Joseph qui ne tient pas la bougie mentionnée par le texte des Révélations, à rechercher, suivant en ceci la pente qui lui est familière, la plus grande sobriété possible grâce à un travail de simplification des structures et des volumes – il élimine, par exemple, les éléments qui feraient apparaître l’humble étable comme un lieu trop savamment architecturé – mais aussi des visages, particulièrement celui de la Vierge dont les traits fortement stylisés font songer à ceux d’une poupée, une caractéristique du traitement des visages féminins par le peintre. Sans doute le refus d’une trop grande individualisation qui menacerait de détourner l’attention du fidèle et la concentration sur le message de la Nativité donnent-ils à ce petit panneau, que ses dimensions désignent comme destiné à la dévotion privée, une intimité et une gravité réellement touchantes, encore rehaussées par l’aura de mystère qui entoure la nuit et la naissance du Christ, ce dialogue subtil de l’ombre et de la lumière, matérielle comme spirituelle, qui confère à la scène, malgré son ancrage dans des éléments identifiables comme appartenant à la réalité, un caractère subtilement flottant, irréel, suspendu, qu’on ne retrouvera peut-être pas de façon aussi nette dans la peinture occidentale avant Georges de La Tour.
Contrairement à ce qu’ont longtemps prétendu certains historiens de l’art, Geertgen tot Sint Jans n’est pas l’inventeur du premier « nocturne au sens strictement optique du terme » (Erwin Panofsky), d’autant qu’il faut garder à l’esprit que les couleurs de sa Nativité ont été assombries par un incendie dont elle a été miraculeusement sauvée, mais il est, en revanche, sans doute le peintre de son temps qui a su rendre avec le plus de poésie la lumineuse grâce accordée aux Hommes au cœur de la nuit de Noël.
Accompagnement musical :
Johannes Regis (Jehan Le Roy, c.1425-1496), O admirabile commercium / Verbum caro factum est, motet
The Clerks
Edward Wickham, direction
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