C'était en 1793, lors du premier soulèvement de la Vendée, le 24 décembre. La veille, le général républicain Thureau avait anéanti, à Savenay, l'armée de la Rochejaquelein. Il ne restait plus des troupes vendéennes que quelques bandes éparses ; la véritable guerre était finie, la guerre des partisans allait commencer.
La nuit était depuis lontemps venue. Il soufflait un vent âpre et glacé, et sous la clarté de la lune qui brillait librement dans le ciel sans nuages, la terre couverte d'une épaisse couche de neige resplendissait.
Au plus épais d'une forêt impénétrable, proche de la Loire, une vingtaine d'hommes, assis autour d'un feu de bois mort, paraissaient plongés dans de sombres pensées. Ils étaient sales, déguenillés, couverts de boue, et parfois le reflet de la flamme faisait étinceler le canon du fusil que chacun d'eux tenait entre les genoux. Ces hommes étaient des fuyards de l'armée vendéenne.
Maudissant cette lune éclatante qui faisait la nuit aussi claire que le jour, ils attendaient là, sous la garde de sentinelles vigilantes que l'obscurité devînt assez grande pour reprendre leur route.
Ils savaient qu'ils avaient peu de chance d'échapper aux balles des républicains. Pris entre le fleuve et les soldats de Thureau qui s'étaient lancés à leur poursuite, ils couraient un danger de tous les instants. Aussi, pour éviter une surprise toujours possible malgré leurs précautions, ils se taisaient, et la veillée s'écoulait ainsi silencieuse et terrible.
Soudain le cri de la chouette retentit au lointain.
"Alerte ! s'écria l'un des Vendéens. Ce signal nous annonce qu'il y a du nouveau."
La petite troupe fut aussitôt sur pied ; quelques poignées de neige éteignirent le feu et, l'oreille aux aguets, les fugitifs attendirent.
Le même cri se répéta de proche en proche ; bientôt on put percevoir un bruit de branches cassées : quelqu'un venait vers eux. Ami ou ennemi ? A tout hasard les fusils s'abaissèrent, prêts à partir.
Mais aussitôt une voix se fit entendre à une faible distance.
"La lande est déserte ! disait-elle.
- La maison est vide, répondit un Vendéen.
- A maison vide, deuil récent, reprit le causeur invisible.
- A deuil récent ?
- Prompte vengeance !
- Tu sais les mots de passe ; avance, tu es des nôtres.
- Si je suis des vôtres ? Mais regardez-moi donc; s'exclama un jeune paysan en écartant les buissons qui l'avaient dissimulé jusque-là.
- Fil-d'Acier !
- Lui-même, camarades...
- Ah pourquoi donc as-tu quitté le poste que je t'avais assigné ? demanda celui qui commandait cette bande.
Ce n'est pas sans motifs, Bas-de-Cuir, et tu vas le savoir."
Comme s'il n'avait attendu que ces paroles pour se montrer, un second paysan s'avança au milieu du cercle des Vendéens en poussant devant lui un soldat qui portait l'uniforme des troupes de la République.
"Voilà l'oiseau que, Courtepatte et moi, nous avons déniché tout à l'heure," reprit Fil-d'Acier - ainsi surnommé à cause de sa maigreur et de sa souplesse.
Le prisonnier était un tout jeune homme, presque un enfant. Sous le bâillon qui couvrait à moitié son visage, il avait cependant la mine fière, et malgré les entraves qui enserraient ses pieds, et les liens qui tenaient ses mains attachées derrière le dos, il se redressait crânement, sans forfanterie, mais sans peur.
"Oui, contina Fil d'Acier, ce mécréant faisait comme moi : il montait la garde... mais pour le compte des autres qui ne doivent pas être loin d'ici. Il faut vous dire qu'il était planté au bord de la route, j'ai songé ensuit qu'il valait mieux te l'amener vivant, Bas-de-Cuir, pour le cas où tu aurais à tirer de lui quelques renseignements intéressants.
"Alors, poursuivit le narrateur, je me suis dirigé en rampant vers l'endroit où je savais trouver Courtepatte. Je l'ai mis au courant de mes intentions. Avec mille précautions, nous sommes revenus près de la route, et soudain, au moment où le soldat nous tournait le dos, nous nous sommes dressés. Moi, je l'ai saisi à bras-le-corps...
- Tandis que votre serviteur, interrompit Courtepatte, lui appliquait sa ceinture sur la bouche, histoire de l'empêcher se s'enrhumer - et surtout de donner l'éveil.
- C'est très bien, mes enfants, fit alors Bas-de-Cuir, qu'on enlève son bâillon au prisonnier et qu'on fasse silence."
Et se tournant vers le soldat, le Vendéen l'interpella rudement :
"Comment t'appelles-tu ?... Au fait, peu importe. Tu fais partie de l'armée de Thureau. Tu étais hier à Savenay. Où êtes-vous campés, aujourd'hui ...? Combien êtes-vous à notre poursuite, et savez-vous où nous sommes ?
-Je n'ai rien à répondre.
- Ah ! prends garde. Ce n'est pas impunément qu'on résiste à Bas-de-Cuir. Je me suis mis dans la tête que tu m'apprendrais ce que j'ai besoin de connaître, et je saurai bien te délier la langue.
- Je ne parlerai point.
- A ton aise... Chérubin est-il là ?
- Me voici, répondit le colosse hideux à qui ce nom de Chérubin avait été donné par dérision.
- J'ai besoin de toi... Tu vas grimper à cet arbre pendant que Fil-d'Acier passera délicatement une corde sous le bras de ce beau jeune homme. Puis, à mon commandement, tu hisseras le paquet à la hauteur de deux coudées du sol... C'est compris ? Vous autres, ramassez du bois mort.
- Que vas-tu faire, Bas-de-Cuir, demanda alors un vieux Vendéen dont le visage plein de noblesse et de douceur contrastait singulièrement avec la mine rébarbative de ses compagnons.
- Ne le devines-tu pas, Maître d'Ecole ? Le pauvre diable que nous tenons doit avoir froid aux pieds, nous allons les lui réchauffer... Quand le feu commencera à lui lécher les orteils, notre entêté se décidera peut-être à nous dire ce qu'il nous cache si soigneusement...
- Toujours des violences inutiles ! répliqué l'interlocuteur de Bas-de-Cuir. Nous voulons être traités en soldats, et nous nous mettons, nous-mêmes, hors les lois de la guerre...
- Que signifie cette algarade, Maître-d'Ecole ! s'exclama violemment Bas-de-Cuir. Il y a pour nous, dans ce que peut nous apprendre ce prisonnier, une question de vie ou de mort, et tu veux faire du sentiment ?... Tais-toi ! car, vois-tu bien, quoique je sache que tu t'es battu, hier, comme un lion, je pourrais douter de toi... et si je doutais de toi...
- Tu ne m'effraieras pas, et je te répéterai que rien ne t'autorise à faire subie à cet enfant le supplice épouvantable que tu lui destines...
- Paix ! qu'on se dépêche ; nous n'avons pas de temps à gaspiller..."
Le petit soldat n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Il garda son attitude impassible et, jugeant toutes supplications inutiles, il s'abandonna aux mains de ses implacables ennemis.
Tout fut bientôt prêt. Suspendu à la maîtresse branche d'un arbre, le prisonnier se balançait dans le vide, tandis que ses pieds frôlaient un énorme bûcher dressé par les Vendéens.
"Voyons, il est temps encore, veux-tu parler, demanda une dernière fois Bas-de-Cuir.
- Non !
- Qu'on allume donc ce tas de bois. Tiens, Fil-d'Acier, à toi l'honneur."
Fil-d'Acier saisit aussitôt une brindille qu'un de ses compagnons venait d'enflammer ; il s'approcha du bûcher, écarta les branchages, mais tout à coup il s'arrêta... Là-bas, là-bas dans la plaine, une petite cloche d'église tintait doucement. Les Vendéens, surpris, se regardèrent.
"La messe de minuit !" murmura Bas-de-Cuir.
Dans le désarroi de la défaite, les fugitifs avaient oublié la Noël.
En un instant, tout un monde de souvenirs assaillit leur esprit. Ils revirent les temps heureux d'avant la guerre; la veillée auprès de l'âtre où flambait la bûche traditionnelle, la table largement pourvue, et le festin que présidait l'aïeul. Puis ils songèrent à leur mère, à leur femme demeurée dans la ferme désolée. Hélas ! ils pensèrent aussi à leurs champs en friches, à leurs parents, à leurs camarades morts en combattant ; à ceux qui, la veille encore, étaient tombés à Savenay et dormaient de leur dernier sommeil sous la neige immaculée. Et toute leur colère leur revint.
"A mort, le bleu ! ou qu'il parle !" s'écrièrent-ils.
Fil-d'Acier se ressaisit ; de nouveau il se pencha vers le bûcher.
Mais la petite cloche se mit encore à sonner. De sa voix aigrelette qui s'envolait, légère, vers le ciel étoilé, elle rappelait à ces hommes réunis pour une oeuvre de mort, le miracle de bonté, d'amour et de paron, qui, à cette heure même, s'était accompli dans les siècles passés.
Et voici qu'à cet appel, d'un charme infini dans cette nuit sereine, le miracle se renouvela. Les coeurs farouches s'amollirent peu à peu. Le brandon de Fil-d'Acier s'était éteint, il ne le ralluma pas. Chérubin dépendit le prisonnier ; Courtepatte le délivra de ses liens, et Bas-de-Cuir, lui montrant silencieusement le large, lui fit signe de s'en aller.
Le petit soldat était sauvé.
Alors comme si elle sentait que sa mission était remplie, la cloche se tut. Une rafale de vent fit gémir la forêt, la lune se voil, le ciel s'assombrit : l'obscurité tant désirée par les fuyards venait enfin. Ils virent, dans ce fait, la récompense de leur bonne action et réconfortés, ils se remirent en route vers le bocage vendéen, où ils espéraient trouver un asile.
Aristide FABRE - Décembre 1990