Carnage, de Roman Polanski

Par Etrangere
 
Dans un jardin public, une bagarre éclate entre deux enfants de 11 ans. L'un des deux est blessé dans cette altercation. Les parents de la "victime", Penelope et Michael Longstreet, décident donc de régler cette sordide histoire, mais de manière "civilisée". Ils invitent donc chez eux les parents du "coupable", Nancy et Alan  Cowan. Mais rapidement, les échanges cordiaux et hypocrites s''étiolent et s'effritent au profit d'un affrontement verbal et physique éreintant entre les deux couples, entre les deux sexes, entre les culpabilités et les vindictes de chacun. 

Huis closAtmosphère anxiogène. Tension et pulsion. Le monde de la politesse et de l'éducation petit-bourgeoise qui vole en éclat. 

Autant de thèmes que Roman Polanski avait déjà exploités, et ce au tout début de sa carrière. Le Couteau dans l'eau, le premier long métrage (1962) du polonais, réalisé à l'âge de 29 ans, n'est en effet rien d'autre que le récit d'une oppression physique et mentale. Et s'il fallait y voir une fascination du réalisateur, il conviendrait d'admettre que la source de celle-ci serait son histoire personnelle. Enfance dans le ghetto de Cracovie, mort de sa mère à Auschwitz, assassinat de sa femme Sharon Tate alors enceinte... autant d'épisodes qu'il ne faudrait ni considérer comme des excuses, ni comme des justifications,mais bien comme une trame de fond : l'humanité n'est, en-dessous de ses oripeaux de bienséance, qu'une vaste farce, grotesque et violente, où se tissent des liens de répulsion si forts qu'ils ne peuvent être rompus.

Cette répulsion de l'humanité entière a touché Polanski en 2009, lorsque la justice américaine a réclamé son extradition pour une sombre histoire de déboires sexuels avec une mineure, une trentaine d'années après les faits. Si je ne peux prétendre à une position manichéenne concernant l'affaire, la légitimité de la demande, ni à un jugement extérieur sur la culpabilité du réalisateur, je ne peux que me réjouir de ce qui est sorti de l'enfermement juridique de dix mois dans le chalet suisse de Polanski. 

Il transparaît de fait que celui-ci a été le déclencheur du montage de l'oeuvre, grandiose, qui étonne et détonne par ses cadrages serrés, son flot d'images léchées qui saisissent des reflets et des sondes, des quiproquos chatoyants et colorés. Un foisonnement de gaieté apparent, une fois de plus, tant le film suinte d'une misanthropie et d'un cynisme assumés. L'humour noir, cinglant, fouette l'air et le brasse au rythme des invectives des couples qui se déchirent, sans savoir réellement pourquoi. Le récit est adapté de la pièce de théâtre LeDieu du carnage, écrite par Yasmina Reza en 2008 au Théâtre Antoine à Paris. Immédiatement, la pièce connut un immense succès et fut adaptée outre-manche, puis en outre-atlantique, où elle a galvanisé Broadway. C'est donc une brochette de choix d'acteurs américains, qui s'attelle à l'interprétation de ces personnages, en langue de Shakespeare, of course ; mais pour que la boucle soit bouclée, dans les studios français de Bry-sur-Marne, en banlieue parisienne, qu'a été tournée l'action succincte de ce film.Celle-ci, en effet, est d'une limpidité ... toute subjective. En effet, en ouverture, le public contemple l'image éloignée et floue d'une bande d'adolescents : une dispute éclate entre eux, et l'un d'eux frappe un autre avec un bâton. Ce n'est que par la suite que l'on apprend que Zachary, le fils des Cowan, a cassé deux incisives à son camarade Ethan, le fils des Longstreet. Nous sommes donc confrontés à une interrogation : comment peut-on savoir, nous, spectateurs, qui avons contemplé une scène de loin et de l'extérieur, quels sont les motifs de ce geste ? Provocation ? Trahison ? Et surtout, comment la violence insidieuse s'immisce-t-elle dans les coeurs ? Surtout que cette cruauté enfantine mérite une mise au point, mais la grotesque mascarade des adultes, extraordinaire par sa morale bien-pensante, est bien plus remarquable par ses débordements pulsionnels et instinctifs.  

Il fallait donc un quatuor léché et impeccable pour occuper l'espace exigu  de l'appartement des Longstreet, en terre "victime". L'exploit ? Remplir une pièce déjà très encombrée par des émotions, sans la déchirer, mais en parvenant à y créer le vide nécessaire à l'épanouissement de quatre personnalités machiavéliques et jouissives. Et si Polanski ne manque pas de talent - ni d'expérience, à 78 ans - , il n'en est pas moins un travailleur acharné qui a exigé de ses poulains des répétitions intensives durant deux semaines, pour par la suite tenter de tourner en temps réel.  Dès lors, on nous convie à passer une heure et demie en la charmante compagnie de quatre protagonistes sensationnels. 


Jodie Foster, d'abord, crève littéralement l'écran dans son rôle d'écrivaine ratée et de libraire de gauche psycho-rigide, attachée à l'excès aux Droits de l'Homme, obsessionnelle de la Civilisation occidentale, et gardienne des valeurs de vie jusqu'à vous les rendre odieux, insupportables, vomitifs. Vomitifs ? Parlons donc de la superbe Kate Winslet, alias Nancy Cowan, qui semble à priori être une femme impliquée dans sa vie de famille, un peu gauche mais sincère. Quel plaisir que de la voir un peu grisée, tout à coup vindicative et véhémente, vomissant sa haine des devoirs incompréhensibles de la parentalité et de la vie de couple... et vomissant tout court.   Et elle a un bon motif de se plaindre : Christoph Waltz, son avocat de mari, goinfre malpoli et cynique qui se comporte en possesseur de la terre entière. Ce rustre friqué aux principes déontologiques incertains a un amant : son portable, connecteur au monde des affaires où il se sent bien plus à l'aise que dans son propre foyer, avec son "sauvage" de fils.  Et pour compléter le tableau, John C. Reilly, vu il n'y a pas longtemps aux côtés de Tilda Swinton dans We need to talk about Kevin ), qui campe en Michael Longstreet un représentant en objets ménagers frustré par la vie, éternellement au chevet de sa mère - par contumace et certainement pas par choix. L'homme, s'il craint plus que tout le conflit, s'y illustre par sa désinvolture et son bougre de caractère revendiqué. 

Il n'est donc pas étonnant que ce qui devait être une réconciliation à l'amiable tourne au vinaigre. Les esprits s'échauffent, et les failles spécifiques de chaque couple transpercent peu à peu l'écran, révélant la solitude et la vacuité de chacun dans un monde qui leur fait peur par son immensité. Car voilà ce qu'est le monde aux yeux de Polanski : un terrain de jeux. Des jeux cruels, sans conteste.Et alors, le spectateur dans tout cela ? C'est-à-dire, moi ? Et bien... J'ai ressenti une forme de joie cynique, une envie de rire, farouche et implacable, devant les grimaces des protagonistes. Et pourtant ! la dernière fois que je regardais un huis clos entre deux couple, c'était Who's afraid of Virginia Woolf ? - et je n'avais pas vraiment envie de rire en regardant ce film-là. Néanmoins, j'ai décelé des similitudes dans la progression et les images ; toutefois, au contraire de cette perle des années 60, quelques longueurs et répétitions sont à déplorer dans ce Carnage. Par ailleurs, le massacre des grands et des savants, orchestré à merveille - peut-être trop orchestré pour n'être qu'une débandade et une déferlante, et non un réel massacre - demeure un jeu, certes savamment joué, mais joué, toujours et encore.Et donc ? A voir, très certainement, si vous êtes dans une humeur délicieusement noire. Après tout, même les grands enfants aiment jouer.  

Et vous, qu'en avez-vous pensé ?