Alors, voilà, on essaie d'écrire sur les expositions qu'on voit, en tentant de le faire aussi bien que possible, avec intelligence et sensibilité, en essayant d'éviter le jargon, la pédanterie ou l'académisme professoral qui sévissent tant dans cet univers (vous voulez des exemples ? des liens ?), en retrouvant parfois d'autres élans de même veine, en continuant cahin-caha, parfois content d'avoir écrit un beau texte, plus souvent insatisfait, et puis un jour, on lit un texte d'un vrai écrivain, pas Diderot ou Baudelaire, non, ça ne ferait pas le même effet, non, un écrivain contemporain, qui habite pas très loin d'ici, qu'on a même aperçu une fois sous d'autres cieux, du côté de nulle part, dont on se rappelle avoir lu un livre éblouissant et si humain, et d'autres depuis, et on lit son texte dans son quotidien de référence, et on est ébloui, et on court voir l'expo, sur laquelle on hésitait un peu, et on sait que tout ce qu'on va écrire ne sera que copie pissée d'écrivaillon, que jamais on n'aura ce souffle, cette profondeur, cette intelligence rare, cette intimité mystérieuse avec l'artiste. Alors, voilà, quelques mots encore plus hésitants sur Cézanne et Paris, au Musée du Luxembourg jusqu'au 26 février.
Paul Cézanne, Les Toits de Paris, 1881/82, 59.7x73cm, coll.part.
Le fait de se limiter à Paris et à la région aurait pu être contraignant, sans les soleils du midi, les teintes ocres des maisons ou le bleu du ciel et de la mer, avec la limite que Paul Cézanne n'est pas un peintre urbain, mais c'est au fond une belle exposition, retraçant bien l'évolution du peintre, avec environ 80 tableaux, dont certains fondamentaux, comme les trois peints à Auvers en 1873. Commençons par la toile la plus urbaine, justement, la seule où on voit le panorama parisien, peint en 1881 depuis le petit appartement rue de l'Ouest à Montparnasse où, quand il quitte Aix, il vient retrouver Hortense (qu'il n'épousera que cinq ans plus tard, juste avant la mort de son père) et leur fils de neuf ans alors. Entre Notre-Dame-des-Champs et Saint-Pierre-de-Montrouge, la bande centrale aligne les immeubles aux couleurs sourdes, avec quelques toits plus vifs, les taches vertes de quelques arbres étouffés, et une double flèche d'église au loin. Mais dans Les Toits de Paris, l'essentiel n'est peut-être pas dans cette construction géométrique architecturée qui, sans soleil, peine à vibrer, il est peut-être dans les deux autres bandes horizontales du tableau, dans ce ciel incomplet, plat, à peine peint, sans profondeur ni nuages, sinon quelques volutes (au crayon) dont on pourrait croire que ce sont des craquelures du vernis si leur rythmique nerveuse n'était pas déjà une construction nuageuse. Mais surtout, c'est le premier plan qui révèle le peintre, ces sept pans obliques d'un marron-vert confus, avec ici et là des touches plus claires, ce prétexte de peinture où il ne s'agit plus que de peindre, d'oublier la forme, de nier l'absurdité du point de vue (pourquoi diantre gâcher deux tiers de la toile pour rien ?), de marquer une frontière, non pas physique (Coupeau, dit l'un), mais mentale, picturale, esthétique. Et puis, pour n'en être pas prisonnier, la touche bleue sur le triangle coupé du pignon à droite vient tout déséquilibrer. C'est superbe !
Paul Cézanne, La Route tournante, 1905, 73x92cm, Courtauld Inst.
La Route tournante (1904) est un tableau minimal où presque rien n'est dit, où tout n'est que touches suggestives, qu'indices, que signes : c'est, là encore, le blanc de la toile qui, surgissant par plaques de réserve, fait le ciel, ou le sable de la route ou des champs. Ceux-ci sont plus bleus que verts, plaques striées verticalement par les coups de pinceau, induisant une vibration dans la lumière grise. Si un clocher et quelques toits bruns introduisent un semblant d'ordre dans la composition, on sent bien que celle-ci se délite, se détourne du réel, devient un ensemble de plaques géométriques flottantes, abstraites. En bas à droite, cinq ou six traits de peinture grise font le virage, sont la route qui tourne, et renvoient le regard vers le coeur du tableau, vers cette confusion géométrique qui l'occupe et le tient.
Paul Cézanne, Les trois Baigneuses, 1876/77, 55x52cm, Petit Palais
L'exposition montre plusieurs tableaux de la période 'couillarde' de Cézanne devant lesquels on peut passer vite : le corps de la femme, il ne le maîtrisera qu'à l'extérieur, et ses tableaux d'alors, à l'érotisme convenu, trop chargés, ne retiennent guère : il ne rivalisera pas avec Olympia ni avec l'Origine du monde, il ne peindra pas de partie fine sous-entendue dans un déjeuner sur l'herbe. Ce qui lui convient, c'est la chair nue, simple, en plein air, en harmonie avec la nature, la forêt, l'eau, naturiste en somme. Et c'est le début des Baigneuses : les Trois Baigneuses de 1876/77 (tableau que posséda Matisse pendant 37 ans) est structuré par les troncs d'arbre en voûte de cathédrale, la masse des trois corps s'y inscrivant comme dans une mandorle : la rousse dans l'eau est face à nous, mais nulle invite, nulle effronterie, elle est là, c'est tout. Celles aux cheveux châtain et noir nous tournent le dos, elles sont des corps picturaux inscrits dans la verdure, comme des pommes ou des rochers, ni des Grâces, ni des déesses : Cézanne sait désormais comment peindre les corps nus.
Paul Cézanne, Le Pain et les Oeufs, 1865, 59x76cm, Cincinnati Art Museum
Enfin, pour évoquer un dernier tableau, Le Pain et les Oeufs, de 1865 est une nature morte d'un noir vibrant. Comme dit John Berger, ce noir du fond "ne ressemble à aucun autre dans la peinture. Il a une telle présence, une telle substance !" Il est comme écrasé, empâté, comme une masse vivante. Le pain et les oignons brillent, scintillent même, inondés de lumière; les oeufs et le linge sont froids, mats, morts. Et ces trois valences contrastées s'assemblent dans une subtile magie.
Alors, voilà, c'est tout.