Magazine Culture
Après les trois représentations données par les Bellettriens en 1933, les Caves du Vatican font l'objet d'une nouvelle mise en scène à Paris fin 1950. Jean Meyer, metteur en scène et acteur dans le rôle de Protos, raconte ses souvenirs à Louis-Albert Zbinden dans la Gazette de Lausanne du 18 février 1961 (où ces souvenirs sont mis en parallèle de ceux d'Auguste Martin, le Lafcadio de Belles Lettres). J'illustre cet article par les personnages de la pièce tels que les présentait la revue Paris-Match n°92 du 23 décembre 1950.
"LA CREATION A PARISUne interview de Jean Meyer
Un emploi ne saurait être que glorieuxQuand il part du pouvoir qui m'envoieen ces lieux...
SUR la scène du Palais-Royal, JeanMeyer égrène les derniers vers de Tartuffe. Je l'entends de saloge, qui communique directement avec le plateau. Rideau : voicil'acteur-metteur en scène. Il m'a donné rendez-vous ici, sanssavoir ce que je désire. Il me faut la surprise, son premier mot,quand je lui dirai « Caves du Vatican ». Le moment estvenu. Je le lui dis, tandis qu'il quitte sa défroque d'imposteur :« Caves du Vatican ». Ce mot l'immobilise, les bras àmoitié retirés des manches et la tête dans le jabot. Il me répond: « Conte de fée ! ». Puis il tourne vers moi le hautd'une face radieuse et étonnée.— Je dis conte de fée, parce quec'est cela qui vient d'abord, quand on veut désigner quelque chosede merveilleux et de magique. J'entends par là que du début à lafin, nous avons travaillé dans un climat d'exaltation, de joie oùtout, grâce à Gide, était redécouvert, réinventé. Il y avaitcomme un charme dans tout cela.— Est-ce vous qui avez eu l'idée demonter ce spectacle ?— J'avais, peu avant, relu l'œuvrede Gide dans la collection « Ides et Calendes »(1). C'est aumoment de cette lecture que mon projet se forma.— Vous saviez que les « Caves du Vatican » avaient été portées à la scène déjàauparavant !— Je le savais, sans détail. Jeconnaissais l'expérience de Madame Lara (2) au studio desChamps-Elysées, avant-guerre. Ç'avait été un échec. Madame Laraavait cru devoir ajouter un tableau final de son cru, où l'on voyaitLafcadio en masque et Protos en banquier, vivant enfin ce qu'ilsavaient rêvé d'être. Gide avait peu apprécié cette initiative etd'un mot avait fait un sort à ce maquignonnage en disant : « Résolument coupé par l'auteur ! » Je connaissais aussi la tentativefaite par les belletriens de Lausanne, mais je ne tins pas compte deces précédents. Mon intention était de partir à zéro avecl'auteur. Avant de lui en parler, je fis part de mon projet au comitéde lecture de la Comédie française et j'eus tout de suite l'accordde notre administrateur, M. Touchard. C'est avec ce dernier que jefis les premières démarches. Nous partîmes tous les deux pourJuan-les-Pins où Gide se trouvait alors en séjour. C'était ledébut de l'été de 1950. Gide nous reçut, nous écouta et accepta.Deux mois plus tard, je repartais seul, vers la Sicile où Gides'était déplacé entre temps. C'était à Taormina dans les fleurs,entre la mer et l'Etna. J'y passai une semaine au cours de laquellenous préparâmes le plan de la pièce.— Ce travail absorbait-il Gide ?— Non, il avait d'autres activités.Ainsi, le matin, dès sept heures, il faisait du latin. Il avaitredécouvert Virgile, le lisait en profondeur, cherchant l'hommesous les mots, s'émerveillant sur les métaphores et la syntaxe.Après, nous passions aux « Caves » Mais tout fut menérondement quand même et le 13 septembre, à Paris, nous commencionsles répétitions. Elles durèrent trois mois, jour pour jour,puisque la générale eut lieu le 13 décembre.— Des photographies montrent Gide;assistant à ces répétitions...— Son attention fut continue. Ilétait de toutes les séances. Il devait s'y plaire, y trouver un jeuexcitant pour l'esprit. Le soin qu'il avait apporté à laconstruction de la pièce, il l'apporta dans le choix des acteurs.Il voulut que Lafcadio fût RolandAlexandre, Carola Jeanne Moreau, Fleurissoire Chamarat. Enfin ilsuivit toute la mise en scène, ne se contentant pas de donner sonavis de son fauteuil. Il se levait, joignait le geste, à la parole,prenait la place de l'acteur, donnait la réplique. Je me souviensd'une porte qui l'occupa longtemps. Il s'agissait de l'ouvrir, de lapasser et de la laisser entrebâillée, pour faire sentir qu'un autrepersonnage arrivait derrière. Gide manœuvra cette porte de centfaçons jusqu'à ce qu'il ait trouvé la bonne.— Et vous le laissiez faire !— Non seulement je le laissaisfaire, mais je l'écoutais avec attention et profit. J'ai beaucoupappris à son contact. Je peux dire qu'il y a, à ma connaissancetout au moins, deux auteurs qui ont le sens de la scène : Gide etJules Romains.— Gide reconnaissait-il sespersonnages au fur et à mesure qu'ils prenaient forme sous ses yeux?— Pas toujours. Un après-midi, ilcroisa en coulisse Georges Chamarat, dont l'œil est clair et rond. « Tiens, dit Gide, je ne me souvenais pas d'avoir donnéà Fleurissoire des yeux d'alose ! » — Enfin arrivèrent lesreprésentations dont la première fut donnée en présence duPrésident de la République. Malheureusement, la presse ne fut paschaleureuse. Dussane donna le ton en comparant le spectacle à uneomelette norvégienne.— Oui, hélas, et Gide fut trèsaffecté par l'hostilité de la critique. Gautier écrivait que notrespectacle était bâtard, entre le cinéma et le Châtelet. « Onme traite comme un débutant ! » me confiait Gide. C'étaitl'ombre au tableau, ce tableau qui, dès le début, n'avait été quejoie et lumière et où l'exaltation de la création rejoignaitl'amitié. Ce fut regrettable, car ce qui fut sa dernière joie futaussi sa dernière peine (3).
Louis-Albert Zbinden"
(Gazette de Lausanne, 18_19 février 1961)
__________________Notes :(1) Maison d'édition de Richard Heyd en Suisse(2) Sic, pour Yvonne Lartigaud (3) La critique ne fut pas aussi unanimement mauvaise : voir le dossier de presse de la pièce.__________________
Roland Alexandre dans le rôle de Lafcadio (Paris Match, 23/12/50)
André Gide et Roland Alexandre lors des répétitions des Caves du Vatican en 1950