L’autre jour, vers 15 heures, je m’approche de ma librairie et j’aperçois une jeune femme qui mitraille ma vitrine de Noël avec son iPhone. J’engage la conversation et lui demande l’intérêt qu’elle peut bien y trouver. «Je photographie les couvertures des livres qui m’intéressent pour pouvoir les commander sur Internet», me dit-elle. En entendant cette réponse, je pense à Lucien Jerphagnon et, avec lui, je songe : Homère d’alors (1). Hé oui, les commerces «de rue» sont nombreux à être victimes de ces pratiques déloyales. Un spécialiste de guitares de la rue Victor-Massé avec qui je prenais un verre m’expliquait il y a peu que certains clients venaient essayer des instruments dans sa boutique, lui demandaient moult conseils avant de partir sans le moindre achat, ni même revenir. Ils achètent maintenant leurs instruments sur Internet, moins cher bien sûr. Soyons clairs : les consommateurs sur Internet veulent le beurre et l’argent du beurre, mais ils ont de plus en plus tendance à négliger la crémière. Bientôt, la dame de l’autre jour ne trouvera plus de vitrines à photographier, l’amateur de guitares trouvera moins facilement de bons professionnels pour l’orienter.
Qui aurait cru, il y a dix ou quinze ans, qu’autant de consommateurs se transformeraient si vite en serial killers de commerçants indépendants, l’index rivé sur le clic gauche de leur souris devenue gâchette. Et ils tirent ! Ils tirent ! A Noël, c’est une pluie de missiles qui réduit en cendres ou endommage nombre d’entre nous, surtout les libraires, les plus fragiles. Dans les dix dernières années, plus de 15% ont fermé leurs portes. Et de nouvelles questions ont surgi dans l’esprit de celui qui a vendu par centaines le petit Indignez-vous ! de Stéphane Hessel : à quoi bon s’indigner aussi massivement contre les puissants, les grands groupes commerçants ou financiers si l’on s’en va cliquer en faveur de ces mêmes grands groupes ? Sommes-nous allés faire un tour dans les entrepôts du e-commerce, pour interroger les employés de ces chaînes aux cadences folles sur leurs salaires, leurs conditions de travail ?
Résumons-nous : les éditeurs imposent aux libraires des conditions commerciales insuffisantes à leur survie ; les loyers des centres-villes deviennent peu à peu inaccessibles au commerce de livres, trop faiblement rentable ; les grandes enseignes culturelles se multiplient et continuent d’exercer une forte attraction ; une partie des lecteurs se met à préférer la relation virtuelle à l’échange «charnel», intellectuel ou de simple bon voisinage ; les «tablettes» menacent d’envahir la planète Gutenberg… Et voilà que l’Etat profite de ce moment critique pour imposer, sans la moindre négociation, une augmentation de la TVA sur le livre de 5,5 à 7% !
Cette hausse met en danger la profession de libraire. La vente des livres neufs est pourtant encadrée en France par la loi Lang qui impose un prix de vente unique, quelle que soit la taille du magasin ou de l’enseigne. L’un des principaux objectifs de ceux qui ont inspiré cette loi était de favoriser un maillage serré de points de vente de livres sur le territoire afin d’assurer la diffusion et la vente d’une production aussi diversifiée que possible. Le développement des grandes enseignes culturelles et du discount faisait en effet apparaître un risque de «standardisation» de la production et donc une menace sur la viabilité économique de livres de qualité, ou plus difficiles, bref une menace sur la liberté d’éditer. Comment expliquer les difficultés qu’il y a aujourd’hui à exercer le métier de libraire indépendant malgré cette loi protectrice ?
Commençons par un exemple : pour vous faire payer 1,10 ou 1,20 euro le café que vous buvez sur le zinc avant d’aller travailler, le bistrotier multiplie par 5 ce que lui coûte votre tasse. Plus tard, vous payez 50 euros un pull que le marchand de vêtements a acheté 10 ou 15 euros, parfois moins. Coefficient mutiplicateur : 3, 4, 5 et plus. Les libraires, eux, lorsqu’ils achètent le prix Goncourt chez Gallimard, multiplient par 1,33 ou 1,35, au mieux 1,40, le prix facturé par la maison d’édition, selon la remise accordée par ce fournisseur sur le prix unique du livre. Et pourtant les libraires ont les mêmes frais fixes que les autres : salaires, loyer, électricité, téléphone, etc. Il leur faut quand même envisager un modeste bénéfice, histoire de pérenniser la petite entreprise.
Cette hausse de la TVA peut donc être fatale à des centaines de libraires : n’ayant pas le choix du prix des livres qu’ils vendent, il leur sera impossible de répercuter le manque à gagner. Sans compter le poids financier de l’ensemble des volumes de leur fonds acquis à une TVA de 5,5% et qu’ils devront vendre avec une taxation de 7%. Depuis longtemps, les libraires indépendants qui s’en sortent le mieux ou le moins mal, savent attirer et fidéliser leur clientèle de lecteurs par des découvertes de bons et de grands textes, par la promotion des plus beaux livres de chacun de leurs rayons, par l’organisation patiente de leur espace de vente et de leurs vitrines, par des animations, des lectures et signatures avec des auteurs, par leur implication dans leur quartier… Ils ont aussi su se doter depuis la fin des années 90 d’un syndicat unitaire combatif et efficace, le Syndicat de la librairie française, qui concentre aujourd’hui la mobilisation contre la hausse de la TVA.
C’est désormais au public des lecteurs, aux décideurs du monde du livre et de l’édition et aux pouvoirs publics de se prononcer sur l’avenir de la librairie indépendante en France. Nous, libraires, nous voulons croire à la noblesse de notre métier, à son rôle indispensable dans la diffusion de la création littéraire et de la pensée. Nous sommes convaincus que notre métier a un avenir.
(1) «De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles», entretiens avec Christiane Rancé, Albin Michel.
Ne tirez plus sur le libraire ! – Libération.