Le livre comme scène de mémoire et comme chambre claire à partir desquelles tout un pan de l’enfance perd de ses ombres et en vient à l’articulation — des sentiments aux mots, des terreurs aux paroles, des interdits aux transgressions. Un bref prologue annonce une direction, croque un paysage, et précise que les enfants sont, en partie, soumis à un protocole exclamatif : « La 403 noire roule vers la maison blanche./ Passé le pont d’où de plus grands plongent dans la rivière il faut nous exclamer. » La mauvaise foi, au sens sartrien du terme, comme ce que les parents transmettent sans doute malgré eux à des enfants, va être déconstruite par une série de quarante-deux sections regroupant, chacune, des propositions. C’est à prendre ou à laisser. Le lecteur est embarqué et n’a pas vraiment le choix de renoncer au voyage. Le livre fonctionne comme un manège : cris d’enfants, rengaines lancinantes, puits de lumières et de sons, rotation du temps qui n’en finit pas de repasser. L’adulte et lecteur reste à l’écart, observe, craint, tente de saisir, au passage, les regards de ses rejetons, le regard de l’enfant qu’il a lui-même été. Mais la syntaxe l’emporte, qui énonce des affirmations mêlant sensations et synesthésies. Il se retrouvera, au terme de cette rencontre, avec une cervelle encore plus brûlée. La quatrième de couverture précise : « Nous avons dix ans. La limaille de fer fait à Léonard la bouche et les yeux noirs dans le visage blanc. L’enfance me brûle la cervelle. »
Du côté de la narratrice, les couleurs, les parfums, les sons et les goûts (é)lancent la mémoire, et constituent des repères bien plus fiables que les noms propres ou la psychologie. Maman et papa sont absents. Marionnettes et pantins, ils sont typifiés : le père, la mère, la cousine, la tante Riquette (sauvée de l’anonymat grâce à son patronyme quasi fictionnel). Du côté des enfants, la vie pleine d’écorches et d’écorchures préservent les prénoms. Ronde des enfants, chacun tenant une main à laquelle se raccrocher — une main, dans le même temps, à sauver. L’enfant est sauvé en sauvant son Autre, double jumeau, frère ou camarade de vie. Pourtant avant la naissance, avant la vie, avant le présent, un aîné n’a pu être sauvé. Disparu, son souvenir hante les adultes comme les enfants, et ce livre lui offre sa « chambre », celle qu’il n’a pas pu aménager en île déserte ou cabane magique.
Que se passe-t-il à hauteur d’enfants ? Des expériences, des incompréhensions, des exclusions intégrées et dites par un « Je » qui ne connaît pas la chronologie. La fable évolutionniste est rejetée. On est dans l’instant, dans un présent dilaté qui n’a pas encore accès au futur et à la projection. Le savoir branché sur la sensation y est d’une immensité effrayante. Tout se sait par intuition : la mort et son goût de cendre, le sexe caché en des chambres noires, le dressage que constitue le système scolaire, la famille comme lieu des aliénations. Rien n’échappe à la vigilance d’une gamine effrontée. Elle a affronté le monde des grands, et la grande qu’elle est devenue affronte désormais leur langue. Dépliée, amincie, surfacée, dévolumée, c’est une langue dans la langue qui dit la justesse des apparitions. « Quelque chose noir » surgit et n’a pas de mots. L’enfant pas plus que l’adulte ne peut identifier cette masse d’angoisse. L’enfant a peut-être crié ; l’adulte casse la syntaxe, supprime les connecteurs, et ce « quelque chose », s’il n’a rien perdu de sa noirceur, a gagné en clarté expressive.
[Anne Malaprade]