Les Oripeaux du space opera Cela dit, il serait vain d'espérer trouver au fil des aventures de Jord Maogan l'évocation «
cohérente et continue [de] l'histoire de l'humanité au contact de l'immensité cosmique » que nous promettait l'exergue des
Stols. Hormis la présence d'un personnage récurrent — lequel a tendance à s'effacer, comme on l'a vu —, les liens entre les volumes sont pour le moins ténus : quelques rappels en bas de page des volumes précédents et des annotations sans rapport direct avec l'histoire. Ainsi, on apprend incidemment dans
Les Naufragés de l'Alkinoos que Sane MacKinley, l'épouse stol de Maogan — rencontrée dans
Les Stols —, lui a donné un fils, dont on n'entend plus parler dans les volumes suivants. Il sera également fait allusion à Sane dans
Les Whums se vengent, où l'on découvre, en passant, que le commodore doit sa longévité à l'influence du cerveau d'Antéphaès. Les Darmores, par contre, sont présents dans presque tous les volumes ; ces géants à la peau bleue et au faciès asiatique semblent louer au plus offrant leurs services de combattants professionnels : miliciens des Stols, gardiens de bagne ou forces de frappe de la
Mac Dewitt. On peut voir en eux des symboles de l'oppression — ou tout simplement de l'implacabilité du système : c'est en effet dans
Sterga la Noire qu'on les voit le plus, et ils sont loin d'y avoir le beau rôle ! Les
mutants végiens, «
les produits les plus réussis de notre monde matérialiste, » préfigurent les hommes-machines de
Chevaliers du Temps. Mais parfois, la référenciation interne au cycle ne fait qu'ajouter à la confusion. On voit ainsi apparaître des Nerviens dans
Le Secret d'Ipavar, mais il n'est fait aucune mention de Glorvd ; or, s'il faut en croire
Ysée-A, les Nerviens ne sont qu'un aspect, un avatar du chasseur de Tulgs. Ce qui devrait être un point de repère se transforme alors en mise en abîme, et les liens apparaissent pour ce qu'ils sont : de simples éléments d'un décor placés là pour ne pas oublier qu'il s'agit d'une série. En effet, le cadre général est bien flou, et Thirion se repose sur un univers de référence voisin de ceux employés par ses confrères. Il a cependant le bon goût de faire un effort en ce qui concerne l'esthétique et l'ameublement. Par exemple, au lieu de recourir au subespace comme mode de propulsion supraluminique, il emploie la
« translation instantanée », durant laquelle on passe en
« état de condensation spatio-temporelle ». Les rares explications pseudo-scientifiques fournies à ce sujet ne font que confirmer que cet effort relève d'une dimension
purement esthétique et se rattache, dans son principe, aux idées « irritantes » chères à l'auteur. La véritable différence, comme on l'a vu, se situe sur le plan de la vision conjecturale. Sans entrer dans des considérations idéologiques et en laissant de côté les oripeaux du space-opera, dont il a paré sa démarche intellectuelle pour mieux la faire passer, on constate que Louis Thirion est à la fois plus réaliste et plus lucide que ses confrères conservateurs, et que la plupart des rénovateurs. Sans jamais le nommer, il montre l'adversaire du doigt. N'oublions pas que les volumes considérés paraissent entre 1968 à 1972 — c'est-à-dire, grossièrement, l'après-mai 68. En période de mutation, celui qui refuse le changement représente un danger. Or, l'une des caractéristiques les plus frappantes de Jord Maogan est précisément son adaptabilité aux situations les plus inhabituelles. Et c'est cette adaptabilité même qui le pousse à fuir, car il s'agit, sur le moment, de la meilleure attitude possible. Ce schéma se vérifie dans tous les titres de la série. À Louis Thirion de dire s'il n'est pas, au moins en partie, autobiographique. Lorsqu'on n'a pas les moyens de lutter, affronter le monde moderne reviendrait donc à s'y adapter. A y survivre. En fuyant, au besoin.
Roland C. Wagner Un grand merci à Éric Vial pour sa relecture et ses conseils.
BibliographieLes Stols, FNA nº 354 (1968).
Les naufragés de l'Alkinoos, FNA nº 377 (1968).
Les Whums se vengent, FNA nº 393 (1969).
Ysée-A, FNA nº 427 (1970), rééd. FNA nº 1734 (1990).
Sterga la Noire, FNA nº 456 (1971), rééd. Fleuve Noir "Lendemains Retrouvés" nº 62 (1979).
Le secret d'Ipavar, FNA nº 543 (1972).