Ceci est une révolution ! Non, ce n’est pas l’iPhone 5, mais le rapprochement des deux références françaises de l’optronique faisait tellement figure d’arlésienne qu’aujourd’hui le petit monde de l’optronique est en effervescence. Optronique et Défense vous propose un dossier complet pour appréhender les enjeux et mettre en perspective ce regroupement.
Le choix d’une coentreprise
Cela fait 4 ans que les groupes Safran et Thales discutent, avec peine, d’un rapprochement de leurs activités. La pierre d’échauffement des discussions liée à la valorisation des actifs de part et d’autre aura nécessité la nomination d’un médiateur pour trancher les débats. L’Etat, actionnaire majoritaire de chacun des deux groupes, avait donné aux industriels jusqu’au 30 octobre pour parvenir à un accord, la date est aujourd’hui de beaucoup dépassée.
Du point de vue du ministère de la Défense, seule cette consolidation permettra à la France de rivaliser avec les industriels américains de la trempe de Northrop Grumann ou Lockheed Martin, en faisant émerger un champion mondial en matière de caméras infrarouges, de mâts de sous-marins ou encore de nacelles de reconnaissance et autres pods de désignation pour avions d’armes.
Les deux entreprises n’ont pas attendu la requête de l’Etat pour coopérer ensemble. Les meilleurs ennemis ont beau se disputer âprement les contrats d’armements nationaux et internationaux, ils coopéraient déjà ensemble sur des ETO (Etudes Technico-Opérationnelles) ou des PEA financés par la DGA (Direction Générale de l’Armement). La perspective historique qui suit fait également ressortir des interactions déjà nombreuses par le passé, parfois déjà sous l’influence des services étatiques.
Safran et Thales ont donc confirmé hier la création d’une coentreprise à parts égales dans l’optronique, en deçà du schéma d’échange d’actifs envisagé dans les discussions qui avaient fuités dans la presse. L’accord signé par les PDGs respectifs de Safran et Thales, en présence du ministre de la Défense, amorce un début de consolidation à but purement technique et commercial dans le secteur de l’optronique dont le chiffre d’affaires annuel combiné des deux entreprise dépasse 1,2 milliard d’euros dans une coentreprise. Cette structure permettra de présenter un front uni, et s’attelle déjà proposer des solutions pour sur les futurs systèmes français de défense, comme l’avion de patrouille maritime Atlantique 2, le futur drone franco-britannique MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance).
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Une histoire faite déjà de regroupements
Ceux qui dénoncent un mariage forcé de deux ensembles cohérents doivent se souvenir que les deux entités telles qu’on les connaissaient jusqu’à présent sont elles même le résultats de fusions, d’assimilations d’entreprises qui ont parfois laissé ça et là un esprit de village gaulois qu’on risque de retrouver à un nouveau niveau dans la nouvelle structure.
Thales Optronique SA
En 1870, Hotchkiss crée une filiale française de son entreprise d’armement près de Rodez. Pour l’exploitation des brevets de la firme américaine Thomson-Houston Electric Company est fondée en 1893 la Compagnie Française Thomson-Houston (CFTH). Artisan ferronnier depuis 1905, Edgar Brandt créé en 1926 une société anonyme à son nom et construit des usines à Châtillon-sous-Bagneux pour le matériel roulant et à Vernon pour les munitions. L’arrivée au pouvoir du front populaire entraine la nationalisation en 1936 des sociétés CFTH, Hotchkiss, Brandt. Trente ans plus tard, la fusion de la CFTH et de la société Hotchkiss-Brandt donnera naissance à la Compagnie Française Thomson-Houston-Hotchkiss-Brandt dénommée ensuite Thomson-Brandt.
En 1910 Emile Girardeau fonde la Société Française Radio-électrique (SFR), pionnière des transmissions hertziennes. En 1919, la réorganisation de l’industrie des communications donne naissance à la Compagnie Générale de Télégraphie sans fil (CSF) dont la principale composante est la SFR qui y sera intégré totalement en 1957. En 1968, le groupe industriel français Thomson-CSF est crée. Il résulte de la fusion de Thomson-Brandt et de la CSF.
En janvier 1990, Thomson CSF Optronique (TCO) rachète les activités militaires de Philips, dont les divisions étaient nommées Signaal aux Pays-Bas et TRT (Télécommunications Radio Téléphone) en France, qui avait intégré plus tôt les argenteuillais d’OMERA (Optique, Mécanique et Radio- spécialistes de la reconnaissance aéroportée). Sur le plan juridique, la nouvelle société prit le nom de Thomson-TRT Défense (TTD) jusqu’en 2000, où apparaît le nom actuel de Thales Optronique SA (TOSA) suite au changement global du nom du groupe Thomson CSF en Thales.
Sagem Défense Sécurité
La Société d’Applications Générales d’Electricité et de Mécanique (SAGEM) a été fondée en 1925 par Marcel Môme. En 1939, la Sagem prend une participation majoritaire dans la Société Anonyme des Télécommunications (SAT) créée en 1932 sous le nom initial de Société d’Application Téléphonique. Il est intéressant de noter qu’en 1950, la SAT et la CSF font un accord sur les faisceaux hertziens. En 1956 la SAT reprend les activités infrarouges et engins de Défense ainsi que les 120 employés des établissements Jean Turk, ce qui conduira à l’élaboration du premier autodirecteur infrarouge au monde, l’AD 530 et aux développements des armes infrarouges antichar MILAN et sol-air ROLAND. C’est en 1984 que tombe l’injonction de la DGA de rassembler les domaines des composants infrarouges de la SAT et de Thomson au sein d’un laboratoire qui deviendra le LETI, aujourd’hui intégré au CEA. En 1992, la SAT et Thomson CSF sont à nouveaux conduits à travailler ensemble pour fournir à l’armée française l’OSF du Rafale. La SAT résistera encore 6 années avant d’être complètement intégrée à la SAGEM.
De leur côté, un groupe de scientifiques de l’institut d’optique de Paris, parmi lesquels on trouve Henri Chretien et Charles Fabry, fondent en 1937 la société REOSC : Recherche et Etude en Optique et Sciences Connexes. En 1978, REOSC est achetée par la Société de Fabrication d’Instruments de Mesure (SFIM), fondée elle en 1947 par Marcel Ramolfo et François Hussenot, à qui l’ont doit l’invention des boîtes noires. Elle n’en devient une réelle filiale qu’en 1992 lors de la fusion avec EVAP Service (réalisation de couches minces) et MTO (aluminure de miroirs). En 1996, la division optronique de la SFIM fusionne avec celle de Matra qui s’en est détachée pour se concentrer sur l’activité missile et former avec BAe Dynamics et Alenia Marconi System le groupe MBDA comme O&D l’a expliqué ici. Après le rachat par la SAGEM de la SFIM en 1999, REOSC intègre la business unit de la division Optronique de la Sagem.
En 2005, la Sagem fusionne avec la SNECMA (Société Nationale d’étude et de Construction de Moteurs d’Aviation) pour donner naissance au groupe Safran. En 2007, les applications militaires et civiles sont séparées et deux nouvelles sociétés sont ainsi créées, Sagem Sécurité (aujourd’hui Morpho) et Sagem Défense Sécurité.
Déjà des inquiétudes au niveau local
Même si le résultat de la négociation a été rendu publique aujourd’hui, on ignore encore le détail pratique de cette fusion des deux groupes. Comment évoluera la R&D de la nouvelle structure? Quid des organes de production, situés actuellement à Élancourt pour Thales, et à Dijon, Poitiers, Montluçon et Valence pour Sagem? A priori ces derniers restent dans les périmètres exclusifs de leurs groupes.
Ainsi, à chaque nouvelle vague de rumeurs, les salariés des deux entités se mobilisent. En octobre, les 265 salariés en CDI et les 75 intérimaires du site dijonnais de Sagem groupe Safran ont fait part de leurs inquiétudes au quotidien local le bien public. Ils craignent que leur activité (des viseurs terrestres et des drones militaires) ne soit délocalisée en région parisienne, du fait de la restructuration des activités de défense, entre Safran et Thales, imposée par le gouvernement. D’autres mouvements sociaux avaient suivis.
Peu d’informations sont encore disponibles sur la réorganisation des sites de R&D en Île-de-France. L’ingénierie optronique de Sagem Défense Sécurité est historiquement implantée à Argenteuil, avec un autre grand centre de recherche à Massy et d’autres encore à Eragny, Saint-Pierre-du-Perray (près d’Evry), Mantes-la-Ville… Moins parcellaire, Thales Optronique SA avait déjà regroupé sa R&D à Guyancourt avant de déplacer l’ensemble auprès de la production en 2008 à Élancourt. Autant de candidats potentiels au regroupement tant de fois annoncé qui viendra peut être par la suite de cette alliance commerciale. Il restera a déterminer le statut des employés de la nouvelle entité, aspect sur lequel les partenaires sociaux seront particulièrement attentifs.
Le sort des filiales
Quel avenir pour Sofradir, la coentreprise Safran/Thales/Areva?
Sofradir (Société française des détecteurs infrarouges), la coentreprise entre le groupe Thales (40 %), le groupe Safran (40 %) et le groupe nucléaire Aréva (20 %), attend de connaître son sort. La dépêche de l’agence de presse Reuters du mardi 13 décembre annonçait de source syndicale qu’Aréva céderai ses actions à parts égales à Sagem et Thales, les amenant à détenir à 50% chacun la société spécialisée dans la conception de capteurs infrarouges et sa filiale (Ulis).
En janvier dernier, Optronique & Defense expliquait ici que le fabricant californien de composants semi-conducteurs Fairchild Imaging avait aiguisé l’appétit de l’entreprise de défense britannique BAE Systems, qui avait déboursé 63 millions d’euros pour acquérir le concurrent de la Sofradir. La fabrication de composants optoélectroniques maintient donc un savoir faire franco-français.
Vectronix versus Angénieux
Il apparaît des synergies possibles au niveau des filiales de production de systèmes optroniques des deux anciens concurrents. Vectronix en Suisse avait été rachetée en 2003 par Sagem DS à Leica et produit notamment des caméras infrarouges – comme la JIM LR dont on a déjà parlé ici et là sur O&D -, des jumelles IL, des télémètres lasers, des périscopes de véhicules. Ces systèmes optroniques sont au catalogue d’Angénieux.
REOSC versus SESO
On en parlait ici en décembre 2010, Thales a acquis SESO. Le département REOSC de la Sagem fabrique lui aussi des équipements optiques de précision, comme par exemple les miroirs monolithiques du Very Large Telescope au Chili.
Remaniement chez les sous-traitants
La vague de fond qui va toucher les deux systémiers et ses filiales devrait somme toute logiquement affecter leurs partenaires à l’étage inférieur, celui des fabricants de composants. Ces derniers ont connus il y a quelques semaines des évolutions qui auguraient la nouvelle d’aujourd’hui.
Retour à l’envoyeur pour Photonis
Photonis, un spécialiste de l’amplification bas niveau de lumière a fait l’objet d’un échange d’actifs entre son actionnaire majoritaire et son ex-actionnaire majoritaire. AXA Private Equity, propriétaire de Photonis entre 2001 et 2008, a profité de la période estivale pour traiter de gré à gré avec la société girondine Astorg Partners qui était montée au capital de Photonis à la place d’AXA pour reprendre une participation majoritaire dans le constructeur de tubes à intensification de lumière. La transaction s’est faite sur la base de dix fois le résultat opérationnel, soit 510 millions, selon les informations des échos.
Ancienne division optronique du groupe néerlandais Philips, Photonis avait intégré en 2005 deux concurrents clés (la société néerlandaise DEP, spécialiste de la fabrication d’intensificateurs de lumière, et la société américaine Burle), doublant ainsi son chiffre d’affaires et devenant de fait le seul fabricant européen d’intensificateurs de lumière. L’achat d’actifs d’Antheryon en 2006, Hi-Light Opto Electronics BV aux Pays-Bas en 2007 et Brennel Glass Ltd au Royaume-Uni en 2008 lui ont permis de conforter son offre de composants électro-optiques pour atteindre en 2010 un chiffre d’affaire de 160 millions d’euros avec 1000 employés).
Qioptiq à vendre
Spécialisée dans l’optique de précision pour la défense, l’aéronautique ou encore le domaine médical, la société luxembourgeoise Qioptiq revendique un chiffre d’affaires de 380 millions de dollars en 2010, et compte 2 100 salariés. Elle a intégré l’entreprise allemande LINOS. Cela n’a pas empêché son propriétaire, Arle Capital, d’engager un processus de vente.
Sans préjuger de la suite, Safran ou Thales ne peuvent pas se désintéresser du dossier d’autant plus que Qiotiq possède un lien d’héritage avec la business line optronique du groupe Thales puisqu’elle était intégrée à Thales Optronics Ltd jusqu’en 2005 avant d’être vendue au cabinet de Capital-investissement Candover devenu depuis Arle Capital.
Sources :
- dépêche de l’agence de presse Reuters
- article du 11 octobre 2011 de Challenges
- article du 11 octobre 2011 du quotidien dijonnais le bien public
- communiqué de presse du 24 juillet 2008 d’Astorg Partners
- communiqué de presse du 7 septembre 2011 d’AXA Private Equity
- livre »Qui était qui?: mémorial aéronautique, Vol. 2″ par Marcel Catillon
- présentation de REOSC
- site