Recension de trois parutions consacrées à l’histoire du libéralisme: Sébastien Caré, Les libertariens aux États-Unis, Michel Guénaire, Les deux libéralismes, et Fabienne Brugère, Guillaume le Blanc, Le nouvel esprit du libéralisme.
Par Alain Laurent
Article publié en collaboration avec l’Institut Coppet
S’il n’y avait que cela retenir, tout serait donc pour le mieux. Mais il faut cependant relever et déplorer un certain nombre de scories parsemant l’ouvrage. Outre une déconcertante tendance à systématiquement inverser d’usage des capitales (« le parti Libertarien », mais « l’état de Californie »…), c’est le cas avec H.L. Mencken et A. Jay Nock abusivement traités de penseurs d’extrême droite, la référence à des « libertariens de gauche » (un oxymore qui n’a pas plus de sens qu’éventuellement parler de… liberals de droite !), les libertariens qualifiés d’ « intellectuel(s) collectif(s) », ou encore l’assertion selon laquelle « l’utopie libertarienne est nécessairement neutre vis-à-vis des valeurs ».
Plus grave : le sort réservé à Ayn Rand et aux objectivistes relève d’un parti-pris de dénigrement qui les caricature et tombe parfois carrément dans le contresens en situant le courant objectiviste au dehors de la mouvance libertarienne (lors de la très libertarienne Freedom Fest tenue à Las Vegas du 13 au 17 juillet dernier, les objectivistes avaient parfaitement droit de cité et y étaient pratiquement plus nombreux que les anarcho-capitalistes !). Et on se demande quelle mouche a piqué l’auteur quand il a choisi le sous-titre de son livre : « Sociologie d’un mouvement asocial ». Toutes tendances confondues les libertariens américains ne sont en rien des « asociaux » : s’ils refusent naturellement le « social » au sens dégénéré du terme modèle Welfare State, ils entendent simplement refonder la socialité en lui donnant de nouvelles bases respectueuses de la souveraineté morale, politique et économique des individus.
Sur le fond, le titre même du livre annonce l’étendue de la catastrophe : il n’y a évidemment pas deux libéralismes mais un seul, encastré dans la matrice de la liberté individuelle en tout comme disait si bien B. Constant, à partir de laquelle se sont développées une pluralité d’interprétations. De plus, Guénaire fait fort dans la confusion puisque tout en brodant sur le thème de « dualité du libéralisme » (p.85), il reconnaît ailleurs que « les deux libéralismes n’en font qu’un » (p.82). Le désastre se confirme au sujet de l’individualisme, accusé de « dissoudre le lien social » (p.17) mais attribué à des collectifs quand il est question de « l’individualisme des groupes sociaux » – sans que jamais soit fait allusion au thème libéral s’il en est de la souveraineté de l’individu. Inutile de poursuivre cette recension des aberrations, le tout est à l’avenant. Le seul point (négatif !) à retenir est que l’auteur n’abuse pas de la catégorie controuvée du « néolibéralisme », ce qui n’est pas le cas des contributeurs du tout récent Le nouvel esprit du libéralisme (Le Bord de l’eau, novembre 2011).
Et je vais plutôt pointer quelques « erreurs » factuelles concernant l’histoire des idées attestant du caractère lacunaire et peu sérieux de la prétendue connaissance du sujet par ces idéologues néophytes. Pour l’un d’entre eux (pp.48/49), John Locke ferait procéder la propriété de soi d’une préalable appropriation privée de la nature puisqu’au § 44 du Second traité du gouvernement civil, il pose qu’après l’appropriation par le travail, « l’homme est maître de lui-même, et propriétaire de sa propre personne ». Faux : car Locke rappelle ensuite que « l’homme a toujours en soi le fondement de la propriété » – ce qui découle de la proposition émise bien auparavant dès le § 27, où il n’a pas encore été question de l’appropriation individuelle de la nature : « Chacun a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention ».
Autre exemple : avec le « néolibéralisme », on serait passé d’une conception du marché seulement fondée sur l’échange à une nouvelle, privilégiant la concurrence. Quelle ineptie ! On ne peut évidemment concevoir de libre échange sans liberté concomitante de la concurrence. Et dès le XVIII° siècle, Boisguilbert, Turgot, Condillac puis B. Constant au XIX° ont explicitement mis la libre concurrence au centre de leur pensée économique – rien de nouveau donc sous le soleil avec le « néolibéralisme », qui n’a fait que prolonger, développer et actualiser la matrice de principes léguée par les libéraux classiques. Drôles d’experts que ces universitaires, dont on peut se demander si leur enseignement est préparé et dispensé de manière aussi fantaisiste et orientée…
Laissons sur ce sujet le dernier mot à Mario Vargas Llosa qui, dans son dernier recueil de textes d’idées (De sabres et d’utopies, Gallimard, octobre 2011), déclare « Au long d’une trajectoire qui commence à être longue, je n’ai pas encore rencontré un seul néolibéral » (et pour cause : il n’a pu avoir affaire qu’à des libéraux !) et ironise à juste titre sur l’usage que les antilibéraux font de « cette épouvantable entéléchie destructrice : le néolibéralisme », dans lequel ils s’efforcent de construire « un bouc émissaire chargé de toutes les calamités passées et présentes de l’histoire universelle » (pp.360/1). Quel dommage que le Prix Nobel de littérature 2010 n’écrive pas un ouvrage totalement consacré à exposer par le menu les raisons et implications de son engagement libéral !
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