C’était une reconversion. Comme pour beaucoup d’autres personnes dont j'ai fait le portrait sur le blog, à l'instar de ce pâtissier-confiseur ou de cette tricoteuse, tous deux rencontrés à Nancy, ou encore de cette épicière robinsonnaise. Il avait passé de nombreuses années dans le domaine de la finance et de la communication, mais il s’était toujours senti à l’aise dans le nouveau domaine qu'il comptait investir. En effet, il adore faire la cuisine et il voyage beaucoup.
L’idée de créer une boutique qui offrirait un choix exhaustif d’épices bien travaillées allait lui permettre de concilier ses deux centres d’intérêts. Le principe étant bien sûr de travailler le plus possible en direct avec les producteurs.
Savez-vous qu’ils sont rangés selon une échelle à partir du nombre de bains qu’il faut faire dans une eau légèrement sucrée jusqu’à ce qu’ils perdent leur piment ?
Le paprika se situe à 2000
Le piment-oiseau entre 2500 et 4000
Le Chipotle vers 4050
Le De Arbol à plus de 80 000
Le piment Piquin, composé de petites mouches à 150 000
L’Habanero à 360 000
Le Naga, un piment indien, à 1 500 000 régulièrement … en rupture, tout aussi régulièrement réapprovisionné.
Bruno confie que les piments sont fascinants, et que leur « apprentissage » a représenté une découverte en cuisine, car ils peuvent être incisifs ou brûlants, et surtout goûteux, propices à de belles innovations culinaires ! Ils sont employés en paillettes, en marinade, réhydratés pour être incorporés en purée dans les gâteaux, où on apprécie leur goût de prune et de raisins secs. Et bien sûr pour préparer une grande variété de sauces. On peut prélever un morceau ou les utiliser entiers si on aime.
Le jour de ma visite dans l’épicerie des clients entreront régulièrement pour en demander. Des fidèles comme des curieux. Par exemple ce journaliste du quartier qui n’avait encore jamais osé jusque là. Il a choisi une boite « A la découverte des piments » pour offrir à sa compagne … qui « adore çà », expliquant qu’ils font la collection des sauces piments et autre trucs américains incroyables qui vous font des arrêts cardiaques.
Il n’était pas question de se focaliser sur une épicerie « ethnique ». On trouve donc chez lui des épices pour toutes les cuisines du monde, et toujours en large choix. Le massala existe en vingt déclinaisons, qui sont moulues tous les deux jours, pour garantir une fraicheur extrême.
Chaque épice est présentée dans un testeur pour que même celui qui n’y connait rien en cuisine puisse humer son parfum et se faire une idée précise.
Certains sont très particuliers, comme le Panch Phoron, des graines torréfiées qu’on ajoute à un plat qui mijotera longtemps, le So British pour les nostalgiques du gigot à la menthe, le Zhug du Yemen, un mélange bédouin très aromatique, très populaire en Arabie saoudite qu’on emploie comme un piment et que Bruno est le seul à vendre en France.
D’autres, plus connus, sont néanmoins revus pour atteindre un équilibre parfait, comme le Ras-el-Hanout ou le Curry d’Afrique du Sud (pour faire le fameux Boboti, plat national par excellence), ou encore le mélange pain d’épices.
Sur une même grappe se développent des grains de différentes couleurs, correspondant à différents niveaux de maturité. Les plus forts sont les rouges, avec des notes un peu sucrées, presque caramélisées.
Les poivres indiens sont assez ronds, peu piquants. Le Kerala est le berceau du poivre. Le Malabar ne sera pas trop typé. Faisant sienne la philosophie qu’Alphonse Allais a exprimée au soir de sa vie, le sel de l’existence est essentiellement dans le poivre qu’on y met, Bruno adore les poivres. C’est probablement son épice préférée. Et il aime particulièrement découvrir de nouveaux producteurs.
Comme celui de Phu Quoc, un poivre rouge vietnamien, du centre de l’ile du même nom, au sud du Vietnam. Il est très frais, presque doux malgré une belle puissance, que Bruno recommande de concasser grossièrement avant de l’ajouter en fin de cuisson. Il peut aussi relever avec délicatesse des produits de la mer, des desserts voire du chocolat ! Sur une grappe de 30 grains de poivre, seuls 5 sont rouges, à maturité extrême. Il faut les sécher vite sous un soleil brûlant, l’équivalent sous nos latitudes d’une vendange tardive alsacienne ou d’un Sauternes …
Il se souvient d’un fermier à Phu Quoc qui avait des dizaines de sacs de 25 Kg de poivre noir dans sa réserve mais qui est allé lui chercher ... un petit sac de un kilo et demi, la totalité de son poivre rouge, qu'il conservait dans sa chambre. Cette tradition a résisté au communisme mais pourra-t-elle perdurer après l’implantation d’un aéroport international, et le renchérissement des terrains pour un tourisme « haut de gamme », qui pousse les fermiers à vendre leurs terres ?
Son piquant disparait peu à peu avec la cuisson, qui lui permet de libérer pleinement ses arômes. Bruno conseille de le faire chauffer légèrement dans une poêle non huilée, afin de le sécher et de faire ressortir sa saveur, puis de l'utiliser finement concassé ou au moulin en mélange avec un poivre rond (blanc de préférence). Délicat et éphémère comme la plupart des poivres, il convient de ne pas le faire cuire trop longtemps, et de s'en servir 10 à 15 minutes avant la fin de la cuisson. Je l'ai testé de manière un peu limite en l'associant à des pommes et des litchis pour une confiture presque pimentée et dont je mettrai prochainement la recette en ligne.
On trouvera aussi dans la boutique du poivre cubèbe, dit aussi poivre à queue, qui s’accordera autant avec des mets salés que sucrés. Le cubèbe est un poivre caractéristique de la cuisine indonésienne, c'est aussi l'un des composants du Ras-el-hanout maghrébin. Il possède un arôme chaud, évoquant le camphre ; citronné, il est aussi légèrement amer et piquant. Il est plus proche du poivre de la Jamaïque que du poivre noir.
Il y a aussi du combava et des feuilles de keffir (lyophilisé par surgélation pour conférer un parfum d’herbes fraiches dans un potage), des graines d’acacia, une épice native aborigène, redécouverte par des chefs australiens qui la travaillent sous le mode de cuisine fusion. Très riche en protéines, on l’emploie dans des gâteaux, des cheesecakes, semoules, flans et riz au lait. Elle a un gout de café, de chocolat, des notes de noisettes.
Le safran dispense une amertume miellée qui n’est pas du gout de tout le monde. Il faut en quelque sorte être initié avant de parvenir à savourer son parfum. Compter une vingtaine de filaments pour un plat destiné à 4-5 personnes. On infusera les filaments (à raison d’un litre d’eau par gramme, et pour vous donner une idée de leur poids un gramme est composé de 200 à 250 filaments … donc point trop n’en faut, on peut se baser sur 10 cl d’eau ou de lait pour 0,1 gramme) à température ambiante pendant 2 à 3 heures puis on les écrasera. Plus on laissera infuser plus la couleur sera intense et le parfum développé, récompensant votre patience. Si on souhaite l’utiliser en omelette on peut sans risque faire infuser huit heures.
On pourra employer cette eau (avec les filaments) pour cuire des pâtes, ou du moins l’ajouter à l’eau de cuisson des aliments.
La France a été un des pays producteurs de safran, notamment dans le Gâtinais et le Quercy, où l’on préparait le mourtariol, cette soupe servie traditionnellement à toute la famille pour la neuvaine, célébrée neuf jours après chaque enterrement, et qui figure à la carte de quelques restaurants lotois comme Lou Bourdié. On travaillait dur, sans avoir le temps ni la tête à préparer quelque chose de compliqué. On utilisait les abattis des poules et les légumes de saison. On avait un pied de safran dans le jardin alors c’était facile de relever le gout du plat avec quelques pistils sans savoir qu’on était dans le luxe. Restait à y tremper de larges tranches de pain.
La production de safran français avait presque disparu, du moins à la vente, dans les années 90. On constate avec satisfaction une reprise très nette, et ceci malgré la féroce concurrence de la production iranienne.
Bruno propose aussi quelques thés, et pas n’importe lesquels. Ceux de la maison Donovan, créée en 1878, installée rue Royale jusqu’en 1950, une des rares à faire elle-même son aromatisation (comme Dammann que je présentais brièvement en juillet dernier). Peu de nouvelles variétés sont créées chaque année pour ne pas dérouter une clientèle fidèle. Les belges raffolent de la violette et adorent la variété Paulownia qui conjugue cette fleur avec un goût russe. Le thé blanc à la fleur d’oranger est extrêmement parfumé.
Ma préférence se porte sur le mélange afghan, une association de thés verts et noirs de Chine, aromatisés à la bergamote du sud de l’Italie, et agrémenté de fleurs de violette et de jasmin qui apportent une douceur fort agréable.
C’est un peu par clin d’œil au terme d’épicerie que Bruno a ajouté une gamme de riz, essentiellement ceux qu’on réserve aux rissotti. Le Carnaroli pour ne courir aucun risque, l’Arborio bien évidemment, mais aussi le Vialone nano , ce « riz nain » dont les petits grains s’accordent merveilleusement aux légumes et qui demandera moins de matière grasse que les autres.
Il y a aussi dans la boutique quelques confitures et confits, par exemple associant pommes (une variété ancienne des Charentes) et fève Tonka. Et des préparations pour riz au lait.
La grande surprise est peut-être de trouver le Kari Gosse, un mélange composé au début du siècle dernier par un pharmacien lorientais pour accompagner les coquilles Saint Jacques. Ce produit n’est disponible que dans quelques pharmacies du Morbihan et ici. Cette institution bretonne est un produit culte pour des clients américains et japonais de Bruno parce que cette épice ne masque pas le goût des crustacés, bien qu’elle soit assez relevée en piment. Gingembre, curcuma, girofle, cannelle et poivre sont présents dans des proportions qui ne sont bien entendu pas dévoilée. Le secret, selon Bruno, serait qu’il ne contient par contre ni coriandre, ni fenugrec ou cumin, ingrédients de base des masalas indiens qui dénaturent les arômes délicats des crustacés.
Bruno travaille en lien direct avec des chefs réputés, dont il ne donnera pas le nom, si ce n’est Didier Corlou, le patron de la Verticale, à Hanoï, parce que leur collaboration est de notoriété publique. Une gamme de produits porte d’ailleurs son nom sur une étagère. C’est souvent le « second » des chefs étoilés qui vient faire ses courses dans la boutique. Aujourd’hui c’était un chef suisse qui venait en quelque en repérage pour glaner des idées. Bruno lui a fait découvrir les boutons de casse, dont j'ai photographié trois exemplaire. C'est un épice très ancien, mais perdu de vue, qui est le faux cousin de la cannelle, en plus poivré et plus piquant qui nous a énormément inspiré.
L’épicerie organise une fois par mois un apéritif avec un focus sur un produit qui donne l’occasion de découvrir aussi plusieurs manières de le cuisiner. Car l’intérêt principal se situe là et Bruno est avant tout un médiateur entre le client et sa cuisine.
C’est le Tchai Massala dont voici les proportions :
2 tasses de lait ½ écrémé, et 4 d’eau
8 graines de cardamone verte,
5 cm de cannelle
1 cuillère à café de gingembre en poudre,
4 grains de poivre (au choix)
2 clous de girofle
4 cuillères à soupe de thé noir, de préférence Assam
On porte à ébullition dans une casserole avant de faire mijoter 5 minutes. On filtre après un repos de 4 minutes. Ne reste plus qu’à servir et déguster. Je l'apprécie tel que, dans une grande tasse à déjeuner, avec deux généreuses tranches de pain d'épices et j'ose prendre du gingembre frais (2 cm) quand je n'en ai plus en poudre. Mais vous pourrez oser une version plus glamour avec un ajout de cognac ou autre alcool, avec modération comme il se doit.
Vous trouverez d'autres recettes à base d'épices, en suivant le libellé "épices".
L’épicerie de Bruno, 30 rue Tiquetonne, 75002 Paris
Du mardi au samedi de 10 heures 30 à 14 heures 30 et de 15 heures 30 à 19 heures 30.
Commandes possibles sur le site.