Une période de mutation
Débutée en 1968, achevée en 1972, la courte saga de Jord Maogan s'inscrit dans une époque très particulière de la collection Anticipation. Le passage à quatre titres par mois en 1970, puis cinq en 1972, a pour corollaire l'apparition de nouveaux noms. Et s'il suffit de quatre romans à Gérard Marcy pour atteindre les limites du genre — ou, peut-être, les siennes propres —, George Murcie et Robert Clauzel se classent d'emblée parmi les gros producteurs. Ils sont rejoints sur la fin de la période par Dan Dastier, Daniel Piret, André Caroff et Jan de Fast, ce dernier étant sans nul doute le plus intéressant de la liste. Paul Béra ou Jacques Hoven, quoique moins prolifiques, accompagnent la collection jusqu'aux années 1980 ; ce n'est pas le cas de Pierre Courcel, qui ne livre que trois titres. Ces temps de changement et de renouvellement voient également la publication des
Chroniques de la Grande Séparation, de G.-J. Arnaud, des premiers romans de Jean-Pierre Andrevon — qui signe alors Alphonse Brutsche, car on n'entrait au
Fleuve Noir qu'en échange de l'exclusivité du nom employé — et l'explosion de Pierre Pelot qui, sous le pseudonyme de Pierre Suragne, vient dynamiter la collection de l'intérieur à partir de 1972. Tous ces auteurs écrivent du space opera — du moins au début. Transfuges d'autres collections, présentés par un auteur maison ou arrivés comme une fleur par la poste, ils constituent une authentique deuxième génération — dont Barbet ou le couple Le May n'étaient que des annonciateurs. Une génération qui a pris la précédente sinon pour modèle, du moins comme exemple. On peut diviser cette
nouvelle vague en deux catégories : conservateurs et rénovateurs. Les premiers reprennent à leur compte les thèmes des gros producteurs de l'âge classique : ufologie et « histoire secrète » façon
Robert Charroux ou Erich von Däniken - grands anciens et civilisations disparues. Par exemple, une tendance au primitivisme et l'influence des « hétéroclites » sont évidents chez Murcie et Piret, mais ils ne sont pas seuls dans ce cas. Lorsque le second nous livre des relectures de la Bible où les extraterrestres jouent un grand rôle, il ne fait que reprendre une idée déjà développée par Guieu. Dans un tel contexte, l'Alantide continue à être très courue ; on peut lui rattacher la civilisation mêlant Antiquité et super-science qui est au coeur des
Naufragés de l'Alkinoos. Mais le fait que notre humanité descende d'une expédition perdue, partie soixante mille ans plus tôt de l'Empire d'Antéphaès, semble devoir à Perry Rhodan — où les Terriens constituent un rameau perdu de l'ancien peuple stellaire des Arkonides — plus qu'aux théories des fans d'ésotérisme et d'ufologie.
La célèbre saga allemande exerce en effet une influence importante sur la collection durant la période considérée, tant par sa thématique et sa vision très technicienne du space opera, que par le fait qu'il s'agit d'une série. Certes, Anticipation a déjà connu des héros récurrents — le chevalier Coqdor de Limat ou
Sydney Gordon de Richard-Bessière —, mais ceux-ci se multiplient soudain. A peine
Opération Astrée, premier volume des aventures de Rhodan, est-il paru, que Richard-Bessière lance son propre spationaute, Dan Seymour. Deux ans plus tard, Guieu ressuscite Blade et Baker, à qui il avait consacré trois volumes au début des années 1960. Le tournant de la décennie voit Jé Mox naître sous la plume de Rayjean et Claude Eridan sous celle de Clauzel. Toutes ces séries dépassent dix titres. À l'opposé, celles créées par les rénovateurs sont assez courtes : Marcy et Arnaud livrent chacun une trilogie, et Béra ne donne que quatre aventures à Robi-Robot. Seul Jan de Fast, avec le docteur Alan, rivalise sur le plan quantitatif avec Guieu ou Clauzel, puisque son héros fétiche figure dans plusieurs dizaines de volumes. Brutsche, Suragne et Hoven, qui complètent la liste, se contentent de romans isolés. Chez la plupart de ces auteurs, même s'ils s'inspirent de leurs prédécesseurs — précaution élémentaire pour qui désirait « entrer dans le cadre de la collection » —, les influences sont plus variées, plus éclectiques. Qu'il s'agisse de la SF américaine ou du récit colonial, du surréalisme ou du roman noir, ces sources se substituent aux poncifs et aux motifs hétéroclites des conservateurs. Louis Thirion s'inscrit indubitablement dans ce qui n'est ni un courant, ni une tendance, mais bel et bien le reflet des bouleversements qui agitent alors la société française.
Les Stols ne paraît-il pas en juin 1968 ?
La SF ne parle de demain que pour mieux se pencher sur aujourd'hui, c'est bien connu. Comme leurs prédécesseurs, les nouveaux venus expriment leurs préoccupations dans le cadre du space opera — mais avec un son fort différent. On croirait que Thirion évoque Peter Randa lorsqu'il écrit :
« Les gens comme Douglas M. Bullitt ont peur. Peur de l'inconnu. [...] L'idée que, quelque part, il puisse exister des araignées géantes télépathes les frappe de terreur. Moi, au contraire, je me sens attiré. Je crois en une fraternité cosmique secrète qui éclatera un jour en pleine lumière, et ce jour-là marquera la fin des Mac Dewitt de tous les temps. » Citons, ne serait-ce que pour mémoire, l'un des Leitmotiv de l'oeuvre de son collègue belge :
« Dès que deux intelligences de nature différentes ont confrontées, l'une doit anéantir l'autre ». Ce à quoi le père de Jord Maogan semble répondre :
« Je ne suis pas humaniste, je ne dis pas que l'homme domine la nature. Bien au contraire ! Je ne le pense pas... Mais l'homme est partagé en deux — et c'est en lui-même, toujours, qu'est la bataille, à ce niveau-là... » D'un auteur à l'autre, d'une génération à l'autre, l'ennemi a changé de nature. La détente entre l'Est et l'Ouest est passée par là. Sous cet angle, il n'est pas innocent que les Stols débarquent dans notre système solaire alors qu'USA et URSS s'épuisent encore et toujours en une lutte fratricide. Les thèmes écologiques font également leur apparition à cette époque, et Thirion sera l'un des premiers, et peut-être le premier, à mettre en garde ses lecteurs contre le (gas)pillage des ressources disponibles.
Les Whums se vengent et
Sterga la Noire comptent plusieurs couplets en ce sens, comme ces phrases chargées de haine que l'auteur place dans la bouche de Pawlewski : «
[Les hommes] se comportent comme une vaste colonie de rats affamés. Leur nombre s'accroît dans le désordre et leur appétit paraît sans limite. Après avoir dévoré sans retenue le vif de leur planète d'origine et l'avoir polluée, couverte de leurs ordures et de leurs immondices, ils en ont rendu l'atmosphère à peu près irrespirable en y déversant des quantités incroyables de produits radio-actifs. »
Cette citation amène à ce qui fait l'unité profonde de la série : la dénonciation, discrète mais omniprésente, de l'exploitation sous toutes ses formes. Chaque titre en présente une facette différente. Ainsi, bien que relevant plutôt de la thématique du savant fou, le Zdar Zwax des Stols pourrait passer pour une critique de « l'homme providentiel » qui profite d'une situation de crise pour s'emparer des commandes. Pawlewski joue un rôle similaire dans
Les Whums se vengent.
Les Naufragés de l'Alkinoos voit la confusion générale engendrer une pléthore de psychopathes du pouvoir, mais ceux-ci sortent tout droit de la littérature populaire la plus caricaturale. Dans
Ysée-A, Oen-Vur et sa compagne sont plus intéressants, puisqu'ils ne se contentent pas de profiter : ils ont provoqué le désordre dont ils tirent parti. Dans un ordre d'idées voisin, les "troubles" sur
Sterga la Noire, invoqués par la Mac Dewitt, ne sont bien entendu qu'un prétexte pour ravager Aldenor 6. Enfin,
Le secret d'Ipavar constitue une belle paraphrase de l'adage voulant que le pouvoir absolu corrompe absolument : le combat final opposant Wincha à Narada — qui représentent
« les deux parties d'un même être » —, a autant pour enjeu le coeur de Torle que la domination d'une infinité d'univers parallèles. Et, donc, leur exploitation.
On aura noté que
Sterga la Noire se différencie des autres titres par l'absence apparente de critique de la notion d'homme providentiel. En effet, Douglas M. Bullitt, que tout semble destiner au rôle de Grand Méchant, n'est qu'un rouage de la machine industrielle Mac Dewitt, qui
« contrôlait plus de trente milliards de salariés et produisait à [elle] seule 30 % du produit cosmique brut. » Et, malgré ses pouvoirs extraordinaires, Stephan Drill n'a pas l'âme d'un messie — et encore moins celle d'un dictateur. D'ailleurs, ce n'est pas son rôle. Ici, plus que jamais, l'Homme est l'ennemi de l'Homme, mais l'exploitation a perdu tout visage.
Les Whums se vengent,
Ysée-A et
Sterga la Noire présentent chacun le capitalisme à un stade de développement différent, et le dernier titre, où Sir Percy et Oen-Vur ont cédé la place à une structure sans âme, renvoie incontestablement à notre monde actuel. Comme l'écrit Jean-Pierre Lion :
« Voici 20 ans, alors que l'impérialisme privé n'avait pas encore pleinement développé ses formes actuelles, qu'il était encore essentiellement affaire d'état, Louis Thirion le dénonçait déjà dans les formes mêmes de son devenir. » Pourtant, c'est dans Le Secret d'Ipavar que l'ennemi — identifié sous le nom de « Visqueux » est décrit avec le plus de netteté :
« Les forces noires attaquent en répandant l'angoisse dans les esprits par tous les moyens. Elles persuadent les humains que l'avenir est chargé de menaces. Elles laissent penser que le progrès et la technique sont les ennemis de l'homme. Que l'avenir est dans le passé. Les forces noires haïssent la jeunesse et ne glorifient que la vieillesse et l'immobilité. C'est pourquoi Torle a fait inscrire partout au fronton de nos édifices cette phrase : "Plutôt la vie". » Ce pamphlet vigoureux, quoique perdu parmi les fils d'une intrigue confuse, n'est qu'une confirmation supplémentaire du message sous-jacent à toute la série - qui continuera de sous-tendre, sous des formes différentes, son oeuvre ultérieure. «
Il y a quelque chose que je ne veux pas faire : c'est une certaine qualité de rêve que je me refuse à provoquer, parce que je me suis rendu compte que c'était une chose... je ne dirai pas politique - je n'aime pas ce mot -, mais disons que c'est une manière de combler un vide - un vide qu'il vaudrait mieux combler autrement. Il vaudrait mieux le combler par une certaine qualité de vie que par une certaine qualité de rêve... C'est pour cela que je préfère maintenant des bouquins qui obligeraient les gens à prendre conscience. Mais c'est beaucoup plus difficile, parce que ce que les gens qui tiennent les leviers veulent, ce sont des livres qui apportent une certaine qualité de rêve qui permet d'éviter de donner cette qualité de vie.»
Roland C. Wagner