L’enfant savait cela. C’était ce soir ou jamais. Le père dormait à poings fermés et rien n’aurait pu le réveiller. L’enfant n’avait guère de souvenir d’une présence féminine à leurs côtés. Peut-être un visage trop flou pour vraiment
le reconnaître s’il devait le voir à nouveau. Pourtant au fond de lui, il savait qu’une femme avait habité avec eux. Sa mère peut-être mais l’enfant n’en était pas certain…
…Solange, elle s’appelait Solange, avait quitté le village un soir de décembre. Pour tout bagage, un simple baluchon dans lequel elle avait enfermé quelques effets et une photo en noir et blanc. Elle avait longtemps pleuré, trop longtemps. Non pas de partir mais de laisser derrière elle ce qu’elle croyait la rendre heureuse. Une maison, un mari, un enfant. Solange avait eu du mal à prendre sa décision mais les brulures sur sa peau lui faisaient encore mal au jour d’aujourd’hui…
- Solange, feignasse, bouge et depêche-toi de me servir la soupe! Et Solange apeurée de faire au plus vite. Mais ce n’était jamais assez vite.
Alors les coups tombaient, sans répit, régulièrement, méthodiquement. Solange se recroquevillait dans un angle de la pièce d’où le mari l’arrachait pour mieux pouvoir la cingler de sa ceinture de cuir qu’il retirait alors. Et celui qu’elle avait aimé du premier regard la frappait jusqu’à l’épuisement. Solange pleurait sans crier. Elle ne voulait pas effrayer l’enfant qui dormait. Du moins le croyait-elle. Parce que l’enfant ne dormait plus depuis des jours, des semaines, des mois.
Un soir, alors qu’il s’était réveillé en sursaut, il avait quitté son lit douillet pour se réfugier dans la chambre des parents. Ce soir là, l’enfant avait tout vu et entendu. Les coups qui pleuvaient sur sa mère et les insultes qui fusaient. L’enfant marchait à peine. Mais cela Solange ne l’avait jamais su.
Un soir, après avoir attendu que l’homme s’endorme dans son fauteuil pas encore jauni, elle avait quitté la maison. L’enfant ne s’en souvenait pas ou ne voulait plus s’en souvenir. Et de ce soir-là, la neige avait cessé de tomber sur la maison d’en face, celle au toit sans neige. Celle-là même que l’enfant voulait pénétrer pour savoir et apprendre. Pour se souvenir peut-être aussi. Sans doute.
L’enfant cessa de tapoter sa cuisse et s’approcha de son père endormi. La bouche grande ouverte laissant échapper une haleine fétide, le père dormait. L’enfant s’approcha alors de la porte et sans se retourner tourna la poignée. Ouvrant la porte, celle-ci n’émit qu’un geignement à peine perceptible mais l’enfant eut l’impression que le ciel allait lui tomber sur la tête. Ce bruit que personne n’aurait pu entendre, l’enfant le perçut comme un coup de tonnerre qui le laissa figé. Les secondes qui passèrent lui parurent des siècles. Puis il sortit dans la nuit tombée. La neige recouvrait de son blanc manteau, blanc linceul l’allée qui s’ouvrait devant lui.
Les branches des arbres pliaient sous le poids de la neige et au loin le souffle du vent chantait. Devant lui, plus grande qu’il n’aurait cru se trouvait la maison où vivait le vieux monsieur que plus personne ne voyait. Et s’il était là, s’il le voyait, s’il l’entendait, s’il savait ce que l’enfant avait l’intention de faire, quelle serait sa réaction. Quelle excuse l’enfant pourrait-il trouver pour expliquer sa présence dans le jardin et peut-être dans la maison, plus tard?
L’enfant voulait savoir. Et il saurait. Le 21 décembre, tous avaient enguirlandé leur maison, décoré le sapin et illuminé les fenêtres. Tous, sauf le vieux monsieur. Pourquoi Noêl semblait-il ne pas exister pour lui?
L’enfant s’aventura dans l’allée. la porte était restée entrebaillée. L’enfant craignait de devoir rentrer chez lui précipitamment. Il l’avait laissée entrouverte volontairement au risque que le froid de l’hiver ne vienne perturber le sommeil du père. Au-dehors, rien ne bougeait, plus rien ne vivait. L’enfant était seul face à la maison au toit sans neige. Et le père dormait.
Le silence ne résonnait que des pas s’enfonçant dans la neige. L’enfant était à quelques mètres du portail qu’il savait devoir pousser. Ce qu’il allait faire. Il ne pouvait plus reculer désormais.
A demain… Portez-vous bien et aimez la vie.