"Normalisation" (تطبيع) est, en arabe, un mot lourd de sens. Depuis la signature des accords de Camp David entre l’Egypte et Israël en 1978, il signifie en fait le refus par une très grande partie des artistes et des intellectuels de toute activité impliquant, à un degré ou à un autre, des relations avec des Israéliens.
Dans nombre de pays, les organisations professionnelles, appuyées par des dispositions légales dans certains cas, sont en droit de poursuivre ceux qui rompent ce boycott. Tout récemment, le syndicat des artistes égyptiens a ainsi examiné le cas du comédien ‘Amr Waked, partenaire de George Clooney dans Syriana notamment. Le dossier a été classé sans suite (voir cet article en arabe) car l’acteur égyptien, quand il a participé au tournage en Tunisie de Mésopotamie (Bayna al-nahrayn), n'était pas au courant que le personnage principal, à savoir Saddam Hussein, serait interprété par un acteur… israélien !
Depuis toujours, ce refus de toute normalisation avec l’Etat israélien pose nombre de problèmes. A commencer aux Arabes portant la citoyenneté israélienne (les "Palestiniens de 48"), longtemps privés de tout contact avec le reste du monde arabe alors qu’ils défendaient sur leur terre, à l’image du romancier Emile Habibi, le maintien de leur culture. Ces artistes et ces intellectuels ne sont pas directement visés par le boycott mais ils en subissent malgré tout les conséquences : porteurs d’un "mauvais" passeport, nombre de pays arabes leur sont fermés saufs si lesdits pays "trahissent" la cause et signent des accords avec Israël…
Les visites dans l’autre sens posent aussi problème. En Israël mais également dans les Territoires occupés depuis la suppression de fait de leur prétendue autonomie, péniblement obtenue à Oslo. Aujourd’hui, même pour se rendre en "zone autonome palestinienne", il faut une autorisation des autorités israéliennes. Il y a quelques jours, Saber El Roubai (صابر الرباعي: voir cet article en arabe), une vedette tunisienne qui envisageait ainsi de se produire à Jéricho, à l’invitation de la principale société de téléphonie palestinienne, a fait l'objet de vives critiques.
L’accroissement des accords politiques et/ou commerciaux entre des pays arabes et l’Etat israélien mais aussi les montages et les échanges de plus en plus fréquents et complexes au sein du marché culturel à la fois panarabe et mondialisé compliquent à l'envi les choses. Après bien d’autres, deux récentes affaires de boycott, au nom du refus de la normalisation, illustrent l'absurde d'une situation de plus en plus intenable, sous cette forme en tout cas.
Lancé cette année - dans le cadre de la classique rivalité avec Dubaï qui possède le sien depuis plus longtemps – le festival de cinéma d’Abu Dhabi n’a guère suscité l’enthousiasme de la profession. Deux polémiques, liées au fameux boycott et aux soupçons de normalisation, ont fait qu'on en aura tout de même parlé dans la presse.
La première entre dans un cadre très classique, celui des efforts que déploie inlassablement l’Etat israélien pour intégrer une région qui, à quelques exceptions près (dont l’Egypte) refuse sa présence, en tout cas faute d’un accord global portant, notamment, sur la question palestinienne.
La culture est un des vecteurs privilégiés des offensives de charme de l'Etat israélien qui cherche par tous les moyens à s’immiscer dans les grands rendez-vous régionaux. Cette année, divers festivals de cinéma importants, Le Caire, Marrakech mais aussi avant eux le tout nouveau festival d’Abu Dhabi, ont subi de très amicales et lourdes pressions pour intégrer à leur sélection un film en particulier, La Visite de la fanfare, du réalisateur israélien, Iran Kolirin.
Primé lors de nombreux festivals, le film (sortie prévue en France mercredi 19 décembre) raconte l’histoire de musiciens égyptiens égarés dans une petite ville du sud d’Israël à la suite de divers problèmes. L'absence, dans l'alphabet arabe, de la lettre « p » est en particulier source de difficultés de prononciation qui provoquent une confusion entre deux villes presque homonymes.
La question de la langue, comme l’analyse le très bon billet de ce blog spécialisé sur le cinéma israélien, est d’ailleurs au cœur du film. Elle lui aura valu aussi quelques ennuis car il n’aura pas pu concourir en raison d'un trop grand nombre de dialogues en anglais, alors que c’est précisément la langue qui permet aux personnages, égyptiens et israéliens, de communiquer entre eux. (Dans "la vraie vie", les acteurs sont à ma connaissance tous israéliens, juifs ou arabes, et je me demande ce que cela donne pour l’accent égyptien !) Le "message", indéniablement, consiste à dire que les hommes (et les femmes), au-delà des frontières, peuvent se parler et s’apprécier.
Film à message, Le Voyage de la fanfare n'est pas pour autant un manifeste. Le billet déjà cité met en évidence le caractère très ambigu de cet espoir de rencontre qui, dans le scénario retenu, achoppe sur deux solitudes inconciliables. Et elles sont vouées à le rester, en tout cas pour le public arabe qui n’aura probablement pas l’occasion avant longtemps de découvrir ces images, refus de la "normalisation" oblige !
Alors que la presse israélienne avait semble-t-il déjà annoncé sa présence au festival d'Abu Dhabi, le film a été retiré au dernier moment de la programmation. Sans cela, le tout nouveau festival allait droit à la catastrophe suite au boycott des professionnels, notamment égyptiens. Cette décision n'a pas suffi à stopper net les accusations de "normalisation" car un autre film, projeté, lui, à Abu Dhabi, a également fait polémique.
Salade de pays (salata baladi) est un documentaire qui raconte l’histoire d’une famille peu banale, mais tout de même représentative d’une région certes un peu compliquée ! Nadia Kamel filme sa grand-mère, Mary, égyptienne à 100% tout en étant d’origine juive et catholique par ses parents et notamment par sa mère, italienne, qui s'est elle-même convertie à l’islam. (Voilà pour la "salade", bien mieux expliquée sur le bon blog du film).
Fervente militante de gauche que la prison n’a pas réussi à faire fléchir, la grand-mère, notamment parce qu'elle lui reproche d'avoir spolié un autre peuple de ses droits, "boycotte" une partie de sa propre famille émigrée en Israël en 1946. Mais pour l’avenir de ses propres petits-enfants, elle rompt le tabou et décide d’aller, 55 ans après, leur rendre visite, "chez eux". (Dans cette famille-là, on ne communique pas en anglais mais en arabe mêlé de français et d'italien.)
Accusée (voir cet article en arabe sur islamonline) de prôner la "normalisation" - et ce ne doit pas être rien pour cette militante née dans une famille de militants... -, la réalisatrice, Nadia Kamel répond (voir cet article en arabe) que le Moyen-Orient est une "salade de pays", un monde de mélanges. Elle refuse par conséquent de se voir dicter sa conduite, imposer des interdits, des "lignes rouges", impossibles à franchir, quelles que soient les raisons.
Du reste, faut-il appeler "normalisation" le voyage auprès des siens d’une femme comme cette grand-mère ? Et celui de Mahmoud Darwich quand il va donner un récital à Haïfa, chez les siens, est-ce également une forme de normalisation ?
My life, Arab movie! explique en anglais au chef de la fanfare égyptienne l’héroïne israélienne de La Visite de la fanfare, en référence aux mélos égyptiens dont elle peuple son existence trop vide. Faut-il vraiment que la loi d’airain du boycott soit une fatalité aussi tragique ?Culture & Politique arabes