Certains s'agacent (voir par exemple cet article récent en arabe dans Al-Akhbar ) de voir le symbole par excellence de la lutte palestinienne ravalé au rang d'accessoire de mode. Il est vrai qu'une fois relooké par les stylistes de chez Balenciaga (voir cette image) le keffieh (même si en arabe le mot est féminin) change de planète et se négocie juste un peu moins de 1600 euros... Mais pour certains, et même s'il se réduit aux vitrines des boutiques trendy, ce succès du keffieh, arboré par des générations de militants engagés, est déjà de trop.
Alors, pour offrir une solution aux fashion victims qui pourraient être gênés par le fait de porter autour du cou cet étendard de la lutte du peuple palestinien, un créateur israélien a eu l'idée d'inventer un "keffieh israélisé" (bleu comme le drapeau israélien, et avec l'étoile de David comme motif). Une initiative qui a naturellement déclenché la fureur de nombreux commentateurs arabes offusqués par cette odieuse récupération du patrimoine culturel arabe (voir par exemple cet article en arabe). Ils auraient peut-être dû se féliciter en fait de cet hommage indirect rendu par l'occupant à la culture de l'occupé !
C'est à partir du milieu des années 1960 et l'entrée sur la grande scène internationale de la résistance armée palestinienne que le keffieh (كوفية) fait son apparition dans l'imaginaire visuel de la planète. A côté d'Arafat qui en a fait une sorte de signature graphique contribuant à en faire un personnage à part dans la galerie des portraits des hommes politiques de stature internationale, le keffieh apparaît régulièrement dans les médias à travers les photos des actions spectaculaires que mènent les fedayins (d'après Alain Rey, ce dernier mot est un peu plus ancien et remonte aux années 1956, celles de la guerre du canal de Suez).
Rouge et blanc dans les pays situés plus à l'Est - Jordanie, Yémen, Irak... où il est aussi appelé shemagh (شماغ) - le keffieh se porte plutôt en blanc et noir en Palestine (mais les fractions les plus à gauche n'hésitent pas à choisir le modèle rouge et blanc, en signe de proximité avec les masses paysannes !) Quelle que soit la couleur, le keffieh est par principe un attribut exclusivement masculin. Ce portrait de Leïla Khaled, au temps où cette militante du FPLP palestinien participa à diverses opérations de la guérilla vers la fin des années 1960, contient donc plus d'une affirmation : celle de l'identité nationale palestinienne d'abord, celle de la lutte armée ensuite, et enfin celle de l'émancipation féminine. (Aujourd'hui membre du Conseil national palestinien, Leïla Khaled appartient également à l'Union générale des femmes palestiniennes.)
En réalité, le keffieh est devenu un symbole politique bien avant que la revendication nationale palestinienne finisse par s'imposer sur la scène internationale grâce à la lutte armée. Dès 1936, la coiffure des paysans - par opposition aux tarbouches des effendis urbains - fut adoptée par l'ensemble des Palestiniens au cours de la lutte menée alors par un des pères de la résistance, cheikk Izeddine Qassâm (عزّ الدين القسّام) : il s'agissait, paraît-il, de permettre aux combattants de se fondre dans la masse de la population et de ne plus être repérés à cause de leur foulard.
Pourtant, à en croire Fred Halliday, l'histoire du keffieh relèverait de ce qu'un autre historien anglais, Eric Hobsbawm, a appelé une "tradition inventée" (comme de nombreux aspects de la célébration de Noël par exemple !) Dans un court mais très stimulant petit livre intitulé 100 myths about the Middle East, il affirme ainsi (p. 13) que le foulard devenu aujourd'hui l'emblème de l'identité palestinienne est de création récente. S'il existe depuis des siècles une industrie du textile spécialisée dans ce type de production, et notamment en Irak à Kufa (كوفة), ville qui lui aurait donné son nom, et si les paysans du Moyen-Orient portent sans doute depuis plus longtemps encore un morceau de tissu enroulé autour de la tête, ce motif, précisément, aurait été inspiré d'un modèle dessiné dans les années 1920 pour la célèbre Légion arabe par une société commerciale sans doute d'origine syrienne mais installée à... Manchester !
Quelle que soit son origine, et même sous les assauts que la mode lui a fait subir, comme d'autres symboles de la lutte populaire - à commencer par le portrait de Che Guevara -, le keffieh des Palestiniens n'a pas totalement perdu sa puissance d'évocation si l'on en croit cette image du président Hugo Chavez qui n'est pas le dernier à savoir utiliser les images et les médias.
Est-ce parce qu'il est devenu un fétiche pour les boutiques de mode que le keffieh des luttes de libération cède la place, aujourd'hui, au foulard islamique ?
(Note au 12/01/08 : des infos sur le keffieh, et beaucoup d'autres choses plus intéressantes encore sur la culture arabe contemporaine, sur le blog en anglais de Ted Swedenburg. Voir aussi la liste des liens.)Culture & Politique arabes