(La dernière oeuvre du Soudanais Waqialla. Source : http://www.waqialla.org)
Alors que la calligraphie arabe est renouvelée par la typographie contemporaine avec toutes les ressources du graphisme contemporain assisté par ordinateur, elle accomplit également depuis la seconde moitié du XXe siècle une autre révolution, mais sous la main des artistes plasticiens.
Dans un livre (en arabe) déjà ancien mais qui continue à faire autorité, le poète et critique Charbel Dagher fut un des premiers à proposer une véritable lecture de ce courant esthétique nommé en arabe al-hurûfiyya (الحروفية traduit par "lettrisme"). Il est aussi un des premiers à avoir relevé l’étrange coïncidence qui fit naître ce mouvement en Irak au moment même où une génération de jeunes poètes (Badr Shaker al-Sayyâb, Nâzik al-Malâ’ika) rompaient définitivement avec des siècles de prosodie traditionnelle pour ouvrir la poésie arabe à de nouveaux horizons.
Dans l’un et l’autre cas, on retrouve à l’évidence une même impatience vis-à-vis des formes artistiques anciennes. Et tout aussi fortement, dans un monde arabe qui croit alors en son destin, le désir d’affirmer la présence d’un art à la fois "authentiquement arabe et moderne".
Ecole ou mouvement, un ou multiple, le "lettrisme" ne se laisse pas saisir facilement. A la suite de cet article (en arabe, par Muhammad Monif), on peut tenter de le définir comme "un travail plastique sur la lettre arabe pour la dégager de sa signification et de sa lecture et la transformer en quelque chose d’autre" (الحروفية هي تشكيل الحرف العربي وتجريده من العبارة والجملة المقروءة إلى حال أخرى).
Même si on leur a reproché de ne proposer qu’une pâle imitation de la démarche des artistes occidentaux transposée aux caractéristiques de l’alphabet arabe, les tenants du lettrisme ont clairement affiché une volonté diamétralement opposée : affirmer une identité esthétique arabe, par l'élaboration d'une abstraction à la fois moderne et enracinée dans sa tradition graphique et esthétique.
La hurûfiyya s’est élancée avec le manifeste de l’école d’Art moderne de Bagdad en 1951 pour s’affirmer pleinement, au seuil des années 1960, notamment avec Shakir Hassan Al Said (شاكر حسن آل سعيد), récemment décédé à Bagdad.
Toutefois, durant ces années, qui sont aussi celles de l’arabisme politique triomphant, le mouvement est loin de se limiter à ce seul pays. Il essaime par exemple au Soudan où se développe, au sein de la Faculty of Fine and Applied Art of Sudan University of Technology, toute une génération d’artistes encore très présents sur la scène arabe. Parmi eux se distingue la très grande figure de Osman Waqialla (عثمان وقيع الله) décédé il y a juste un an : un beau et intéressant site - en anglais et en arabe - lui est dédié.
Avec cet artiste qui travailla notamment pour un fabricant londonien de billets de banque, on ne peut que constater comment les frontières s'effacent, non seulement entre graphisme et création artistique, mais également entre calligraphie et création plastique. Une tendance qui s'affirme chez d'autres artistes plus contemporains, tel l'Egyptien Hâmid al-'Uwaydhi (حامد العويضي), formé à l'édition et à la mise en page, dont le travail est décrit dans cet article (en arabe) comme une tentative pour mettre un terme au divorce entre le trait et la composition plastique (ينهي القطيعة بين الخط والتشكيل).
Ali Omar Ermes, The Third Ode
(source : www.hermitagemuseum.org)
Une exposition) récente au musée de l’Hermitage a réuni quelques-uns des grands noms du "lettrisme" actuel, parmi lesquels on note la forte présence d'artistes du Maghreb : le Libyen Ali Omar Ermes), le Tunisien Nja Mahdaoui dont les calligraphies ont orné plusieurs appareils de la compagnie GulfAir pour son 50e anniversaire.
Bien entendu, on trouve à leur côté l’Algérien Rachid Koraïchi assez bien connu en France grâce à ses illustrations pour de très nombreux ouvrages, travail qui s'inscrit pleinement dans la lignée du lettrisme. Depuis ses débuts, celui-ci est en effet intimement associé à une démarche autour des grands textes de la littérature arabe, classique et actuelle, religieuse et profane.
C'est d'ailleurs parce qu'ils explorent à leur manière les sens infinis des signes que les plasticiens du lettrisme arabe contemporain sont les véritables héritiers des calligraphes classiques.
(Rachid Koraïchi avec des brodeurs cairotes, lors de la préparation à l'exposition "Mejlis al-qamar".
Source : www.ambafrance-eg.org)Culture & Politique arabes