Cela doit commencer par une petite révolution pour les créations graphiques affichées sur les camions, une pratique artistique particulièrement vivante dans toute la région comme on l'a vu précédemment : désormais, elles devront utiliser exclusivement la langue classique et donc éviter toute forme dialectale (voir cet article du Hayat).
C'est en tout cas ce que voudrait le très officiel "Comité pour le renforcement de la langue" (لجنة تمكين اللغة) qui demande également que toutes les enseignes – à l’exception de celles des grandes chaînes internationales – soient désormais rédigées en arabe (classique) avec, le cas échéant, une traduction, en caractères latins plus petits et en dessous de la version arabe. Pour trouver le bar branché Neutron, il faudra donc désormais chercher dans le dictionnaire la traduction du très classique نواة Nawât !
Idem pour les prêcheurs des mosquées et les profs dans les écoles qui devront s’abstenir de tout dialectalisme. Sans oublier les acteurs du feuilleton culte Bâb al-hâra, qui, pour la troisième série programmée pour le prochain ramadan, devront interpréter des voyous et autres fiers à bras tyrannisant les quartiers populaires du vieux Damas en s’exprimant dans une langue parfaitement châtiée !...
Cette exigence de "pureté linguistique", que la Commission voudrait imposer y compris aux chauffeurs de bus (!), poursuit en fait une quête ouverte depuis la Renaissance arabe du XIXe qui plaça au cœur de son projet culturel et politique la question de la langue et de sa généralisation, dans une version modernisée et unifiée, à l’ensemble de la "communauté arabophone" (en arabe, oumma ‘arabiyya, une expression qui, naturellement, relève tout aussi bien du vocabulaire politique).
Le soin qu’il met à "arabiser" les rues de Damas le montre assez : le "cœur battant de l’arabité" (قلب العروبة النابض), comme aime à se décrire le pouvoir syrien, compte bien tirer tout le profit possible de l’événement qui tombe à point nommé comme le note le quotidien libanais Al-Safir, réputé ne pas être hostile à Damas…
Et pour mieux faire passer le message, les cartons d’invitation portaient cette citation de Nizar Kabbani, le très célèbre poète damascène récemment décédé : دمشق ليست سيفا أمويا على جدار العروبة أنها العروبة نفسها (Damas n’est pas une épée omeyyade sur les murailles de l’arabité, elle est l’arabité même !)
Il faut dire que les autorités syriennes y ont mis le prix : 6 millions de dollars pour une petite semaine de représentations (durant lesquelles Fairouz, selon un article fielleux sur le site saoudien Elaph, chantera en play-back !) Pas étonnant dès lors que les places les moins chères soient annoncées à 100 dollars (grosso modo l’équivalent d’un petit salaire mensuel de la fonction publique) ! Et pourtant, elles se sont arrachées en un clin d'oeil et deux soirées supplémentaires ont été décidées.
Pour certains, ce ne sont pas les conditions financières de ce tour de chant qui font problème, mais son principe : comment la gloire nationale libanaise peut-elle ainsi accepter de se rendre et de se vendre dans la capitale voisine, source de tous les maux du pays du cèdre ?
En écho à une puissante campagne dans la presse et sur les TV locales, le tonitruant Walid Joumblat, membre de la "majorité du 14 mars", a ainsi dénoncé "certaines voix estimables collaborant avec des services de renseignements syriens qui apprécient le meurtre, la tyrannie, l’oppression, l’injustice et la force, mais certainement pas l’art". (أصوات غنائية قديرة تبرع لأجهزة الاستخبارات السورية التي تفهم ثقافة القتل والاستبداد والقهر والظلم والبطش ولا تقدر الفن )
La chanteuse n’a pas daigné répondre, mais sa fille l’a fait pour elle (article dans Al-Quds al-'arabi) en rappelant que sa mère, avec les Rahbani, ont été de toutes les causes et en refusant donc une "politisation" (تسييس), particulièrement vaine dès lors que les forces syriennes ont quitté le pays (depuis bientôt trois ans comme on s’en souvient).
Quant à ceux qui reprochent à Fairouz de se produire dans un pays de répression, un Marocain, Abdessalam Benaïssa, leur répond que, si la liberté doit être un critère, il n’y aura pas beaucoup d’endroit pour chanter dans le monde arabe !
Au-delà de la seule "affaire" Fairouz, une pétition appelle les intellectuels arabes qui se produiront à Damas à exiger des gestes concrets de la part des autorités, pour empêcher la destruction de secteurs entiers de la vieille ville menacés par de mauvais programmes de rénovation et par la spéculation mais surtout pour exiger la libération de très nombreux prisonniers d’opinion au premier rang desquels figurent le journaliste Michel Kilo, l’avocat Anouar al-Bounni et l’universitaire Aref Dalila.
Si les mots ont un sens, le président Bachar el-Assad ne peut manquer d’exaucer ce dernier vœu : n'est-ce pas lui qui, dans la belle langue de bois du discours d’inauguration précédemment cité, a vanté les mérites (réels) de la culture syrienne, cette "culture de résistance, qui est la culture de la création parce que notre liberté est la condition de notre création et que celle-ci est indissociable de la liberté"…(ثقافة المقاومة، هي ثقافة الابداع، لأن حريتنا شرط لابداعنا، ولا يمكن ان ينفصل الابداع عن الحرية)Culture & Politique arabes