Chaque chose est prise dans
une double temporalité. L’une à part nous, ralliée à l’immensité dans laquelle
naviguent les astres, nous échappe. L’autre se mesure à l’expérience que nous
en avons, à notre échelle humaine, en regard de notre durée propre. L’apparente
immobilité du monde, son allure immuable, s’accorde de mouvements incessants et
contradictoires qui le font paraître en chaque instant dissemblable, précaire,
passager, toujours à venir, de sorte qu’il se révèle être, comme l’écrivit
Montaigne aux alentours de 1579, « une branloire pérenne ». La
constance même que l’on croit pouvoir prêter au paysage qui s’étale sereinement
sous nos yeux ne dit que l’échelle plus lente des mouvements qui l’ont façonné
et le façonnent encore, elle « n’est autre chose qu’un branle plus
languissant » pour reprendre Montaigne, encore. Par dessus ces mouvements
viennent encore nos mouvements propres, le fait qu’autant que changent les
choses, change le regard que l’on pose sur elle. Car nous nous succédons nous
même au cours de notre vie, passant sans discontinuer d’un état à l’autre ou
même d’un être à l’autre ; celui que nous étions à dix ans nous devenant
dix ans plus tard totalement étranger, sauf ce que l’on nous en raconte et qui
fait figure de « souvenirs ». Changent les circonstances et les
considérations. Rien n’est stable et assuré, rien qui ne se laisse lire,
immobile, en soi et en le monde. Rien, sinon la mort peut-être, qui annule
tout, n’est définitif. Nos vies mêmes sont dessinées par de « muables
accidents », fruits d’ « imaginations irrésolues »,
contradictoires. On n’est jamais à savoir si l’on doit s’accorder au tumulte du
monde, en adopter la confusion, en rejoindre l’agitation et les passades ou y
opposer le regard stable, intemporel et glacé de celui qui passe outre. Si l’on
doit peindre « l’être » ou « le passage ». Une chose est
sûre : jamais on n’échappe au contexte ; on ne peut parler que depuis
là où, dans l’espace et dans le temps, on se trouve. Or, de manière accrue
depuis l’aire industrielle, le visage du monde s’est montré instable, mouvant,
voué à se dédire souvent. Les conflits ont pris à plusieurs reprises une
tournure mondiale, une ampleur jamais vue. L’horreur s’est montrée démesurée au
point que l’humanité même en a été ébranlée. Une certaine naïveté nous a été
enlevée, définitivement. Il s’en est fallu de peu que la folie des hommes, en
un geste dérisoire, n’en vienne à s’annihiler d’un coup. Aujourd’hui encore,
pas une semaine ne passe sans qu’un scandale se fasse jour, qu’on nous annonce
la ruine prochaine et fracassante du socle sur lequel la civilisation s’est
hissée : l’économie globale. Avec l’ampleur inhumaine de l’industrie
mondialisée, médiatique, on s’empoisonne, s’exploite, on s’accule au suicide,
on se pousse au meurtre autant que s’organisent des collectes, que l’on
s’assiste et se plaint. A la permanence d’idées éternelles gravées en lettres
solides, affrontées à l’usure du temps, témoignant d’une certaine assurance de
vue, s’est substitué la précarité de phrases ne s’énonçant que pour le temps
que dure la base qui les a vu naître : un temps incertain. Les vérités sont douteuses, on se contente
d’une « morales par provision », comme l’a joliment écrit Descartes :
un abri transitoire que l’esprit se fabrique, où il se réfugie pour ne pas être
pétrifié par le doute. L’art, qui est en réflexion du monde et donc à l’image
de l’expérience que l’on en a, connaît, mais aussi pour des raisons liées à sa
propre histoire, un même doute quant à ce qu’il énonce et la forme dont il use
pour le dire. Les certitudes professionnelles, les savoirs officiels ne valent
plus. C’est dans l’incertitude de tout, de la
chose et de soi, que l’on trace des signes, que l’on échafaude des formes. A
peine si l’on entend encore les certitudes radicales des quelques avant-gardes
qui s’énonçaient sans frémir. L’heure est à la cohabitation, à la confusion des
genres, au tâtonnement. C’est au milieu des années 50 qu’apparurent les
premières installations nommées comme telles, arrangements qui avaient pour
différence radicale d’avec les façons traditionnelles de la peinture ou de la
sculpture une sorte de dispersion formelle : l’œuvre n’était plus une
entité compacte affrontée au monde, mais une combinaison mobile, éphémère
parfois, déployée dans l’espace. Les formes que l’on fait ne sortent pas de
rien, elles sont le produit d’un état d’esprit, d’une situation. Les de plus en
plus fréquents assemblages éphémères que l’on peut voir aujourd’hui s’accordent
au monde qui les enfante, dans leur discrétion, leur caractère fugace,
transitoire, intuitif. Ils portent en eux le doute, la précarité et la
multiplicité des possibles, jugés équivalents ; un certain relativisme. On
n’en finirait pas de recenser ces manières bricolées, équilibres précaires et narratifs
que d’autres époques auraient jugés avortons de sculptures. L’art émerge de ces
équilibres ténus au sens flottant, de ces manières heuristiques. Dans ces
installations, il semblerait, comme le notait Baudrillard au début des années
80, que le médium lui-même ne soit « plus
saisissable en tant que tel », que « la confusion du médium et du message » ce
qui lui faisait dire encore qu’il s’agissait là de « la première grande formule
de cette ère nouvelle ». Ces formes que l’on poursuit sont un peu notre « morale
par provision », les abris, les cabanes que l’on dresse à la hâte pour
affronter l’étendue alors que l’on passe. Des huttes bâties au caprice de ce en
quoi pourvoyait le sol. De bois et de débris, assemblages ordinaires prélevé au
chantier qui fait notre décor pour dresser notre désir de donner forme à
l’irrésolu.
Projet de préface pour un livre à venir, ce texte accompagne l'exposition Hutte réalisée par le collectif Hold Up le 5 novembre 2011. Ces réflexions prolongent et complètent celles que j'avais confié au livre l'humble usage des objets paru aux éditions Nuit Myrtide l'année dernière.