Jusqu’ici, la question dite « race-gender » n’était que sous-jacente dans les débats entre les deux principaux candidats à l’investiture démocrate, Hillary Clinton et Barack Obama. Tout le monde sait que le candidat du Parti démocrate à l’élection présidentielle cette année sera soit une femme soit un noir mais sans que cette première historique ne représente un enjeu entre les candidats. Ils ont même eu jusqu’ici plutôt tendance à placer leur « identité » en retrait par rapport aux sujets qu’ils jugent importants : assurance maladie, retour à la croissance, lutte contre la pauvreté, guerre en Irak, etc. Bref, comme le disent désormais les conseillers en communication, Clinton et Obama ne racontent pas une « histoire » à partir de ce qu’ils sont mais plutôt de ce qu’ils ont l’intention de faire pour leur pays. Et s’ils insistent souvent sur leurs différences, c’était surtout pour mettre en avant, chez l’une, son expérience et sa rigueur, chez l’autre, sa fraîcheur et son audace.
Le climat a brusquement changé ces derniers jours. A l’occasion d’une passe d’armes autour de l’héritage de Martin Luther King, et à mesure que le calendrier des primaires se rapproche des états du sud, à commencer par la Caroline du Sud le 26 janvier, la question identitaire devient cruciale.
Il pouvait difficilement en être autrement tant cette campagne des primaires démocrates apparaît comme une sorte de débouché logique de l’évolution politique américaine de ces quarante dernières années. Celles qui ont vu l’émergence d’une politique de l’identité (identity politics) d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. A la suite du « tournant identitaire » de la fin des années 1960 , de nombreux groupes d’activistes issus des minorités (noire, latino, féministe, gay, religieuses…) ont investi le champ politique afin de faire reconnaître non seulement des droits, à la suite du Mouvement pour les droits civiques des années 1960 [note 1 : voir Laurent Bouvet, « Le tournant identitaire américain. Du ‘pluralisme-diversité’ au ‘pluralisme-différence’ » in D. Lacorne (dir.), Les Etats-Unis, Paris, Fayard-CERI, 2006, p. 233-244.], mais aussi la spécificité de leur identité, de leur histoire (essentiellement faite, selon la lecture « identitaire », d’oppression et de discrimination) et de leur statut minoritaire dans la société américaine. Cet activisme a entraîné de nombreux changements dans les deux partis dominants. Le Parti démocrate, traditionnellement celui des minorités, a bien évidemment été le plus durement atteint au point que la grande coalition construite par Roosevelt à partir des années 1930 a éclaté. Et ce, dès l’élection de 1972 lors de laquelle son candidat, George McGovern a été écrasé par Richard Nixon [Note 2: voir sur ce point l’ouvrage récent de Bruce Miroff, The Liberals’ Moment. The McGovern Insurgency and the Identity Crisis of the Democratic Party (University Press of Kansas, 2007).] Le Parti démocrate a alors cédé l’hégémonie qu’il détenait depuis cette époque sur la politique américaine au Parti républicain. Celui-ci s’est précisément reconstruit à partir de ce moment-là sur une base identitaire de plus en plus affirmée autour de groupes religieux radicaux (fondamentalistes, évangéliques…) exaltant les fameuses « valeurs » intimement liées à leur foi – famille, patriotisme, pro life, etc.
Après une domination républicaine ayant épuisé comme par trop-plein, notamment lors de la présidence de George W. Bush, son dynamisme identitaire initial – le seul candidat républicain issu de la mouvance des social conservatives (chrétiens fondamentalistes, évangéliques…) cette année, Mike Huckabee, ne pouvant espérer l’emporter sur ses concurrents –, c’est au tour des Démocrates d’arriver au bout de leur longue marche identitaire en prétendant porter à la Maison-Blanche un président qui ne soit pas, pour la première fois, un « homme blanc ».
La dureté de l’affrontement entre Clinton et Obama ces derniers jours tient notamment à cette situation inédite de concurrence entre une femme et un noir pour la candidature - notamment lors du débat télévisé du 21 janvier sur CNN. Les deux candidats apparaissent certes comme largement libérés du poids de leur appartenance à deux « minorités » traditionnellement exclues de la politique et surtout du pouvoir suprême. Ils n’ont pas dès lors à se marquer, à force de déclarations fracassantes notamment, comme proches des femmes ou des noirs puisqu’ils « sont » femme ou noir ; ce qui leur permet d’éviter la logorrhée « politiquement correct » qui pollue régulièrement la politique américaine. Mais, dans le même temps, ils sont regardés avant tout comme membres de ces minorités et leurs propos restent très largement analysés comme tels malgré leurs efforts pour se détacher de cette assignation identitaire.
L’ambiguïté de cette situation est d’autant plus remarquable que l’on avance dans la campagne des primaires. Ainsi, le vote de la minorité noire, largement acquis aux Démocrates, pourrait-il jouer un rôle plus important encore qu’habituellement. Obama semble l’emporter largement en son sein malgré des difficultés initiales à convaincre de l’authenticité de son expérience de noir américain. On le voit notamment au travers du soutien massif qu’il reçoit des noirs de Caroline du Sud avant même la primaire dans cet état. Il doit, quoi qu’il en soit, impérativement convaincre l’électorat noir s’il veut être désigné à l’issue des primaires. Mais Hillary Clinton n’a pas dit son dernier mot. Elle s’appuie en la matière sur l’héritage de son mari, Bill Clinton, dont Toni Morrison, la première femme noire américaine à obtenir le Prix Nobel de littérature, avait dit lors de son élection en 1992 qu’il était le « premier président noir américain ». Les indications sur le vote féminin en faveur d’Hillary Clinton vont dans le même sens à l’aune des premiers résultats des primaires et caucus d’Iowa, du New Hampshire et du Nevada.
Ce seront donc les « hommes blancs » démocrates et ceux parmi les indépendants qui se mobiliseront pour le candidat du parti, notamment ceux issus des catégories populaires et d’âge moyen, qui pourraient bien faire la différence dans ces primaires - en particulier lors du Super Tuesday du 5 février lorsque 22 états, dont les plus peuplés, voteront. Alors même que le candidat qui leur ressemble le plus (du point de vue identitaire adopté ici) John Edwards, n’est déjà plus vraiment dans la course. En étant distancé en tant que “troisième homme” derrière Clinton et Obama, Edwards est devenu de facto le faiseur de rois de cette campagne. Son populisme positif de « petit blanc » sudiste sera en effet un atout déterminant pour celui des deux « grands » candidats qui obtiendra son ralliement pour la suite – Clinton et Obama sont élus de grandes villes et de grands états du Nord.
La désignation pour la candidature démocrate ne sera par ailleurs que le prélude à un affrontement beaucoup plus dur, celui de l’élection présidentielle elle-même qui mettra en jeu la capacité du candidat démocrate d’être élu en novembre prochain contre le candidat républicain – un « homme blanc » dans tous les cas. Si « Faites l’histoire ! » est devenu le cri de ralliement des deux candidats, nombre de militants démocrates et d’observateurs s’interrogent aujourd’hui sur la capacité d’un candidat issu des « minorités » de gagner l’élection. Les enthousiasmes de la campagne des primaires risquent en effet de se heurter à une réalité plus triviale, celle d’une société américaine qui ne serait pas encore « prête » à élire une femme (et plus précisément Hillary Clinton, ce qui n’est pas indifférent…) ou un noir à la présidence.
Au-delà des idées reçues et des informations contradictoires qu’indiquent les enquêtes d’opinion en la matière, on ne saura qu’à ce moment-là si, quarante ans après, le « tournant identitaire » est vraiment et pleinement effectué.
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Une version légèrement modifiée de cet article a été publiée le 26 janvier 2008 sur le site TELOS, à lire ici, dans le quotidien suisse Le Temps le 29 janvier 2008, à lire ici et dans le quotidien économique La Tribune le 5 février 2008, à lire ici.