Le 22 septembre 2011, costume sombre, cravate violette, chemise bleu clair, le président Sebastián Piñera monte à la tribune de l'assemblée générale de l'ONU.Le chef du gouvernement chilien – et néanmoins entrepreneur multimillionnaire à succès –, affiche un beau sourire. En ces temps de crise mondiale du capitalisme, il revendique une économie florissante, à l'aune d'un taux de croissance de plus de 6 % du PIB (début 2011). Durant son bref discours devant les principaux chefs d'État de la planète, il tient aussi à faire référence au conflit social pour l'éducation qui traverse son pays depuis plusieurs mois : « La course pour le développement et la bataille pour le futur, nous devons la gagner dans les salles de classe » assène-t-il. Il assure que son gouvernement cherche « à garantir l'éducation pour tous et une éducation gratuite pour tous ceux qui le nécessitent ». Et si les jeunes chiliens luttent vaillamment, cela serait même la preuve de la bonne santé de la démocratie chilienne, tous mobilisés pour « une cause noble, grande, belle qui est celle de donner une éducation de qualité » au peuple. Magie du verbe politicien... Qui croirait entendre le représentant d'une droite dure, de retour à la tête de l’État 20 ans après la fin de la dictature militaire (1989) et engagée, coûte que coûte, dans la continuité de cette « révolution » capitaliste imposée à feu et à sang sur les cendres de l'Unité populaire (1970-73) et le cadavre de Salvador Allende[1]. Du fin fond des quartiers, au cœur des innombrables marches qui agitent les villes du pays, parmi les dizaines de lycées, collèges et universités occupés, un tel discours est vécu comme une provocation de plus. Le pouvoir ne comprend pas ce qui sourd au sein de larges secteurs de la société. Ou plutôt fait-il mine de ne pas comprendre. Le jour de cette intervention à l'ONU, manifestations et défilés hauts en couleur ont fait savoir à la Moneda[2] que le mouvement pour une éducation « gratuite, publique et de qualité » n'est pas mort. Le soir du 23 septembre, Camila Vallejo, l'une des dirigeantes de la Confédération des étudiants du Chili (Confech) remarquait, avec une certaine ironie, que le discours du président était plein de « contradiction, incohérence et inconsistance », au moment où celui-ci refusait toute négociation sérieuse et continuait à déployer son arsenal répressif[3]. Ce constat reste encore valable alors que décembre, et la fin de l'année scolaire, pointent leur nez.
Un mouvement social pour l'éducation d'une ampleur historique
Depuis plus de sept mois et la première marche des étudiants universitaires et élèves du secondaire, le 28 avril 2011, les actions collectives n'ont pas faibli. Bien au contraire[4]. Dès début mai, les expressions du mouvement se sont amplifiées et diversifiées. Le 12 mai, la première « grève nationale pour l'éducation » dépasse toutes les attentes. Le 21 mai, à Valparaiso, alors que le président de la République réalise – comme tous les ans – son bilan annuel devant la nation, des dizaines de milliers de personnes expriment leur colère. Progressivement, le mécontentement enfle. La popularité des "indignés" chiliens augmente. Ils sont 300 000 dans les rues le 30 juin et 500 000 le 9 août, jeunes, vieux, couches moyennes et classes populaires, ensemble. L'un des points d'orgue de cette escalade est la grève nationale des 23 et 24 août, appelée par la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) et plus de quatre-vingt organisations syndicales, protestant à propos des conditions de travail déplorables mais aussi en soutien aux étudiants mobilisés. Les répertoires d'action collective utilisés sont variés et souvent originaux. Outre les stratégies de rue traditionnelles, l'aspect festif et créatif est au centre de la contestation de la jeunesse : carnaval, concours de baiser, danses et chansons originales, humour satirique, actions-spectacles[5]. Mais on retrouve aussi des instruments de la contestation plus classiques : grèves dans les universités (publiques essentiellement), avec le soutien des professeurs, multiplication des tomas (« occupations ») et même grèves de la faim, menée par des gamins qui comptent montrer au monde leur détermination. Toute une génération semble vent debout, alimentant la plus importante lutte sociale depuis les grandes protestas de 1983-84 : une génération qui n'a pas connu la dictature et qui est née sous les auspices de la démocratisation pactée néolibérale.
Les étudiants ont toujours été des protagonistes du mouvement social importants. Nous pourrions ainsi remonter aux temps des « acteurs du secondaire » qui affrontaient le régime militaire, avec courage et détermination[6]. Les protestations actuelles sont liées aux expériences acquises en 2001 (mochilazo) et, surtout, à la « rébellion des pingouins » (élèves nommés ainsi du fait de leur uniforme) de 2006. Cette mobilisation exemplaire avait fait trembler le gouvernement de la socialiste Bachelet. Elle a lézardé le ciment du consensus politique, tout comme les discours convenus sur la « gouvernabilité démocratique » néolibérale, qui règnent en maître depuis 1990, aussi bien chez les élites de centre gauche que de la droite[7]. Les révolté·es et indigné·es de 2011 sont en partie les collégien·nes mobilisé·es de 2006. Et ils ont beaucoup appris dans le feu de ces mouvements : l'organisation collective, les rythmes de luttes, l'insertion dans le champ médiatique et ses codes, mais aussi le goût amer des négociations sans lendemain et la duplicité gouvernementale ou encore l'importance du contrôle « par en bas » des porte-parole, en assemblée et la force de l'autogestion.
Pourquoi ces lycéens et étudiants protestent-ils depuis des mois ? Les problèmes sont nombreux, les difficultés quotidiennes de ces jeunes multiples, mais leurs revendications sont claires : une éducation gratuite, publique et de qualité. « Dans le secondaire, les lycéens et collégiens souhaitent en particulier le retour de leurs établissements dans le giron de l’État, remarque un chercheur de l'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes (OPALC). Transférée au niveau municipal en 1990, à la toute fin de la dictature, l'éducation publique secondaire n'a depuis cessé de décliner, au profit d'établissements privés subventionnés. Dans l'éducation supérieure, le financement des études est particulièrement problématique. Les universités, publiques ou privées, exigent des frais de scolarité en général proches de 300 euros par mois.[8] La plupart des étudiants ont donc recours à des crédits pour financer leurs études, sans réelle certitude sur la capacité qu'ils auront à rembourser une fois sur le marché du travail. [...] De plus, malgré une loi, votée durant la dictature, qui stipule que les universités sont des institutions à but non lucratifs, de nombreuses universités privées ont mis en place des systèmes permettant d'extraire les profits générés. »[9] Héritage empoisonné, géré – voire perfectionné – fidèlement par la Concertation, coalition de socialistes et démocrates-chrétiens au gouvernement de 1990 à 2010, sans interruption. Jusqu’au coup d’État de 1973, l’éducation publique chilienne était connue dans tout le continent pour sa qualité et gratuité. Désormais moins de 25 % du système éducatif est financé par l’État. Le reste est assumé par les familles des étudiants : 70 % des étudiants doivent s’endetter et 65 % d'entre eux interrompent leurs études pour des raisons financières. D’ailleurs, l’État chilien ne consacre que 4,4 % du produit intérieur brut (PIB) à l’enseignement, loin des 7 % recommandés par l’Unesco[10]. On retrouve d'ailleurs la même logique dans tous les champs sociaux : santé, retraites (aux mains de fonds de pensions), transports, médias (contrôlés par une oligarchie), etc... Alors, la Concertation pourrait se réjouir de voir S. Piñera battre des records d'impopularité (avec seulement 22 % d'approbation). Mais si la population appuie à plus de 75 % les revendications étudiantes, s'égaye dans les quartiers dans d'immenses concerts de casseroles (caceroleos), c'est aussi qu'elle rejette vingt ans de gestion social-libérale, qui a renforcé un tel modèle économique. Le mea culpa du président du PS, Osvaldo Andrade, reconnaissant que « durant les vingt ans du gouvernement de la Concertation nous avons aussi été dans de nombreuses occasions partie prenante de cette politique abusive » n'y change rien... Les faits sont têtus.
Négociations, jeu de dupes et criminalisation des luttes
À droite, de nombreux parlementaires sont inquiets de la crise de gouvernabilité. En juillet dernier, Joaquin Lavín, ministre de l'Éducation, lui-même entrepreneur de l'éducation et dirigeant de la puissante Union démocratique indépendante (UDI[11]), a été poussé à la démission. Le trouble des classes dominantes transparaît aussi dans les éditoriaux du journal conservateur El Mercurio ou au travers d'articles d'intellectuels, qui – jusque-là – se disaient libéraux, voire progressistes. Face au retour du spectre des luttes de classes, ils décrivent, tel l'historien Alfredo Jocelyn-Holt, leur « insaisissable malaise » et n'hésitent pas à disqualifier violemment les actions protestataires[12].
La rébellion étudiante dévoile aussi le vrai visage de cette « nouvelle droite » gouvernementale, qui n'était pas arrivée au gouvernement par les urnes, depuis 1956[13]. Tout au long du conflit, l'une des principales réponses de l'exécutif a été la répression et les disqualifications verbales, avec l'appui d'une machinerie médiatique hégémonique. L'esprit du « pinochetisme » s'affiche encore toutes voiles dehors. Le porte-parole du gouvernement Andrés Chadwick, ancien président de la Fédération des étudiants de l'Université catholique (désigné par Pinochet en 1978), et le maire de Santiago, Pablo Zalaquett (UDI), ont affirmé que les étudiants n'étaient pas propriétaires de La Alameda (avenue principale de Santiago), ce dernier suggérant l'intervention des forces armées pour empêcher les manifestations du 11 septembre (jour de commémoration du coup d’État)... Autre exemple, même rengaine : Cristián Labbé, maire de Providencia (Santiago) et ancien membre de la police politique du régime militaire (DINA), qui avait annoncé qu’il fermerait les lycées occupés, continue dans la surenchère : fin novembre, il a accueilli une cérémonie d'hommage vibrant à l'ex-général de brigade Miguel Krasnoff, qui purge actuellement une peine de cent ans de prison pour atteinte aux droits humains, séquestration, assassinats et « disparition » de citoyens durant la dictature. L'une des proches conseillères du président Piñera a d'ailleurs souhaité « les meilleurs souhaits de réussite » à Labbé, en vue de cette sinistre commémoration, avant d'être désavoué par sa hiérarchie, face au scandale suscité. D'autre part, la répression de la part des carabiniers est permanente. On compte des centaines de blessés, des milliers d'arrestations et même le décès de Manuel Gutiérrez (quatorze ans) assassiné par la police, à balles réelles. Dans ce contexte, une petite proportion d'étudiants a choisi l'auto-défense. Chaque manifestation est l'objet de batailles rangées, malgré les protestations des organisateurs, avec barricades enflammées, jets de pierre et cocktails molotovs contre voitures blindées, gaz lacrymogènes, armes à feu et police montée. Plusieurs dirigeants du mouvement ont été menacés, parfois de mort.
Face à la puissance d'une révolte qui ne ralentit pas, le gouvernement fait mine de négocier, puis rompt tout dialogue pour faire des annonces tonitruantes et unilatérales, pour ensuite dire qu'il souhaite à nouveau ouvrir les discussions... Globalement, le pouvoir parie sur l'essoufflement et les divisions du mouvement. La revue À l'encontre donne un aperçu de ce jeu de dupes permanent en retraçant la chronologie du mois de septembre : « Les dirigeants étudiants ont fait clairement savoir que toutes les propositions seraient soumises à la décision des assemblées qui représentent effectivement leurs bases. Ainsi, en date du 8 septembre, la Confech énonçait des conditions pour poursuivre des négociations. Elles sont, pour résumer, au nombre de quatre : premièrement, repousser la date fixée par le ministère pour le renouvellement des bourses et crédits ; l’instrument du chantage économique sur les étudiants est un des instruments utilisés par le pouvoir. Deuxièmement, suspendre le processus de mise au point des lois concernant l’éducation, lois que le Parlement doit présenter à l’exécutif. Troisièmement, les discussions doivent être transparentes, ce qui implique qu’elles soient filmées, afin que les citoyens puissent prendre connaissance des positions respectives des divers acteurs de ce conflit. Quatrièmement, la négociation doit porter sur la question centrale, celle d’une éducation publique, gratuite, de qualité, démocratique et sans profit. Le 15 septembre, le ministre de l’Éducation, Felipe Bulnes, récuse deux conditions : non-report de la date du 7 octobre pour la clôture du semestre ; et refus de l’interruption de la procédure de mise au point d’une loi sur l’éducation. Quant à la publicité des négociations, il se limite à indiquer que le procès-verbal des discussions sera mis à disposition du public. Le 15 septembre, le vice-président de la Confech, Francisco Figueroa, annonce le rejet des propositions du ministre et indique qu’une mobilisation nationale est prévue pour le 22 septembre. Le 19 septembre, le président Sébastian Piñera annonce à la télévision nationale que 70 000 étudiants du secondaire ont perdu leur année pour avoir paralysé les cours depuis 4 mois. Un coup de force. »[14] Malgré tout, la mobilisation du 22 septembre réunit quelque 180 000 participants. Et une semaine plus tard, 150 000 manifestants défilent à nouveau. Cette capacité de riposte est saluée par d'autres secteurs du mouvement social, à commencer par le Collège de professeurs. D'ailleurs, après les importants défilés du mois d'octobre et les actions en faveur d'un plébiscite national sur l'éducation, le Collège de professeurs a impulsé, avec la Confech, deux nouvelles journées de grève et manifestation nationale (17 et 18 novembre) ; une fois de plus, des milliers de personnes ont exprimé bruyamment leur mécontentement et leur volonté de soutenir les jeunes en lutte.
Une nouvelle structure d'opportunités politiques pour la transformation sociale ?
Selon le PNUD, si le Chili a réussi à faire baisser la pauvreté, il figure toujours au nombre des quinze pays les plus inégaux de la planète (le deuxième de l'Amérique latine). Suite à la stratégie du choc imposée par la dictature (1973-1990), la société chilienne a, de plus, dû se soumettre aux affres d'une transition pactée[15]. Pendant les vingt dernières années de « démocratie autoritaire », la société – fragmentée, atomisée – semblait avoir intégrée dans ses gènes ce modèle et ses institutions : malgré des réformes, la constitution de 1980 qui consacre la théorie néolibérale du « rôle subsidiaire de l’État » est toujours en vigueur. Le Parlement est verrouillé par un système électoral (dit binominal) qui assure un partage du pouvoir presque parfait entre la Concertation et la droite. Parallèlement, les champs judiciaire, médiatique et économique sont des bastions de l'ultralibéralisme ou du conservatisme.
Certains penseurs critiques décrivent ainsi la construction d'un néolibéralisme triomphant (Juan Carlos Gómez) ou néolibéralisme mature (Raphael Agacino) de longue durée, largement stabilisé, entre autres par des mécanismes de consommation à crédit, de fragmentation sociale accélérée, de société du spectacle sous la coupe d'un duopole médiatique et grâce à l'éviction des classes populaires de l'espace de la participation politique, c'est-à-dire de la polis. Une caste de professionnels passe allègrement de l'administration de l’État à celle des entreprises, toutes liées d'une manière ou d'une autre à une poignée de grandes familles (tels les Luksic, Angelini, Paulman ou Matte). Cet ordre social n'exclut pas les explosions sociales, mais rend bien plus compliqué leur potentiel émancipateur[16]. Néanmoins, avec l'historien Sergio Grez, il est possible d'affirmer que l’année 2011 restera inscrite comme celle du « réveil des mouvements sociaux après plus de deux décennies de léthargie »[17]. Si l'on reprend la sociologie des politiques du conflit, il ne fait pas de doute qu'une structure d'opportunité politique s'est ouverte pour les mobilisations, mise à profit par une nouvelle génération qui, d'un conflit dans le champ de l'éducation, est parvenue à se constituer (au cours d'un brusque changement d'échelle), en acteur incontournable de la scène politique nationale[18]. Quels sont les facteurs qui expliquent ce saut qualitatif et quantitatif ? Citons la situation économique des étudiants dans une période de croissance profondément inégalitaire où le culte de la réussite individuelle est en contradiction permanente avec les conditions de vie quotidienne des grandes majorités. Plus largement, la crise de légitimité de l'ensemble du système politique joue à plein, alimentée par les provocations et l'arrogance du gouvernement. Certains des principaux dirigeants étudiants sont certes liés à des organisations partisanes, tels Camila Vallejo, figure très médiatisée ou encore Camilo Ballesteros, tous deux membres du Parti communiste. Giorgio Jackson est quant à lui considéré comme proche de la Concertation. D'ailleurs, des secteurs radicaux au sein de la Confech (notamment de province), des organisations d'élèves du secondaire, comme les franges étudiantes libertaires, de la « gauche autonome » ou anticapitalistes[19] critiquent la volonté du PC et de la Concertation d'orienter – coûte que coûte – le mouvement vers une issue institutionnelle et une négociation parlementaire, qui se ferait alors aux dépends du mouvement. Les grandes manœuvres sont déjà en cours dans les couloirs du Congrès[20]. Ces tensions internes se sont aiguisées par les élections (5 et 6 décembre 2011) pour la rénovation de direction de la Fédération des étudiants du Chili (Fech), principale fédération du pays et pour laquelle pas moins de neuf listes étaient en concurrence. Finalement, la FECH confirme son ancrage à gauche, mais le PC et Camila Vallejo perd la présidence (celle-ci sera néanmoins vice-présidente, sa liste arrivant en deuxième position) au profit d’une liste de la gauche dite « autonome » (plutôt modérée dans ses prises de positions) et dans le cadre d’une remarquable montée en puissance de la gauche radicale : la liste « Luchar », revendiquant son ancrage libertaire, arrive en troisième position et gagne le poste de secrétaire général de la fédération[21]. La campagne électorale universitaire, et ses divisions, a donc débuté en pleine mobilisation sociale. Mais, globalement, la pression à la base, la référence à l'horizontalité, le refus de l'instrumentalisation politicienne expliquent la durée et la dynamique de ces luttes, malgré quelques turbulences au sein des directions étudiantes.
Enfin, un dernier élément essentiel : la convergence de différentes révoltes sous la surface apparemment lisse d'un modèle d'accumulation qui semblait jusque-là « triomphant ». En effet, la conjoncture actuelle s'inscrit dans un flux plus large. Une accumulation moléculaire de conflits partiels, éparpillés, a eu lieu, avec une accélération depuis 2006-2007[22]. Rappelons les mobilisations de salariés tout d'abord, malgré un océan de précarité et de flexibilisation[23] et une CUT en partie cooptée par la Concertation. Rappelons aussi les luttes des travailleurs du cuivre, en particulier les subcontratistas (travaillant pour des entreprises sous-traitantes), qui en 2007 ont mené des grèves très dures. En 2010, la direction du travail a reconnu la perte de 333 000 jours de travail pour faits de grèves dans le privé, soit une augmentation de 192 % par rapport à 2000. Dans le secteur public, la magistrature, les travailleurs de la santé, les enseignants se mobilisent régulièrement (le 23 novembre, 10 000 manifestants réclamaient des augmentations de salaires et l'unité du mouvement social). C'est aussi le cas des militants qui se battent contre les discriminations et pour le droit à la diversité sexuelle (LGTB). Le cycle de protestation a pris une dimension insolite, en février 2010, avec le soulèvement de toute une région, la province australe de Magallanes, contre la hausse du prix du gaz naturel. Le gouvernement a dû reculer devant ce front du refus qui combinait revendications régionalistes et sociales. Les actions récentes des collectifs écologistes ont aussi réussi à mettre en échec la droite. Ainsi, en août 2010, à Punta del Choro, contre la construction d'un barrage thermoélectrique et plus récemment, avec le mégaprojet Hidroaysen en Patagonie qui a fait sortir dans la rue plus de 30 000 personnes. Il faudrait enfin mentionner les luttes urbaines pour le logement et le « droit à la ville ». Et, bien entendu, l'indomptable résistance du peuple Mapuche qui a connu des pics de combativité en 2010, notamment suite aux grèves de la faim de plusieurs prisonniers politiques indigènes[24].
L'un des défis pour le mouvement social est de réussir une désectorisation bien plus vaste encore, afin d'articuler toutes ses résistances, très souvent éparses. Une telle conjonction a montré son potentiel lors de la protestation du 21 mai. En vue des journées de grève nationale des 17 et 18 novembre, la mise en place d'une plateforme sociale pour l'éducation (Mesa social por la educación), regroupant entre autres la CUT, les organisations étudiantes, enseignantes, de droit de l'homme et écologistes aurait pu représenter un pas en avant, s’il avait été suivi d’initiatives concrètes. Progressivement, s'est imposée la compréhension qu'obtenir la gratuité de l'éducation signifie s'attaquer frontalement au capitalisme éducatif. D'autre part, les jeunes savent qu'ils font face aux principes fondateurs de la dictature. L'un de leurs slogans est : « Elle va tomber, elle va tomber, l’éducation de Pinochet ». La question désormais est bien celle de la construction d'alternatives radicales et pas de réformer, à la marge, l'héritage autoritaire[25].
Bifurcations intempestives et alternatives en chantiers : vers une assemblée constituante ?
Sous l'impact de cette mobilisation historique, la société chilienne s'est brusquement repolitisée, a réinvesti cette polis désertée, en même temps qu'elle occupait les places publiques, les avenues, les lieux d'éducation. Il s'agit là d'une bifurcation intempestive (une formule de Daniel Bensaïd), qui va marquer les prochaines années, « remettant en question des certitudes, des valeurs, des normes, des institutions et des manières de faire les choses qui paraissaient avoir acquis des caractéristiques "naturelles" pour des millions de citoyens et citoyennes soumis à l’hégémonie idéologique du néolibéralisme »[26]. Désormais, c'est la manière de changer la Constitution, l'impérieux besoin d'une assemblée constituante, l'urgence d'un référendum sur l'éducation ou la renationalisation du cuivre[27] qui émergent dans les discussions en assemblées et dans les défilés. Un besoin d'ouvrir portes et fenêtres pour une démocratisation réelle se fait sentir. L'objectif reste difficile à atteindre, alors qu'il ne faut pas sous-estimer les capacités du gouvernement à garder la main. Le mouvement est au bord de l'essoufflement après sept mois de lutte. La répression est toujours intense. La fin de l'année scolaire se rapproche, ainsi que le début de l'été austral et, au moment où nous écrivons, encore aucune avancée concrète à l'horizon. Certains voix parlent d’un « repli tactique » pour une reprise des mobilisations à la rentrée en février-mars 2012 et avec, durant l’été, des actions pour maintenir la pression.
Les enjeux sont de taille. Comment, face à l'oligarchie au pouvoir, obtenir – dès maintenant – la gratuité de l'éducation ? Comment imposer un processus constituant « par en bas », démocratique, avec participation des mouvements sociaux, tel qu'il a pu se construire récemment en Bolivie (malgré ses limites), pour abattre les institutions du « pinochetisme » et les enclaves autoritaires ? Cela signifie tout d'abord l'élaboration d'un formidable rapport de forces social et politique, pas encore à l'ordre du jour, mais en voie de construction. L'absence – de taille – de luttes massives du salariat et les atermoiements du mouvement syndical (et de leurs directions) pèsent énormément. Car un basculement des relations de classes passera nécessairement par une intervention consciente et décidée du mouvement ouvrier, au sens large du terme. Sans cela, les étudiants restent orphelins d'un moteur essentiel de la transformation sociale. D'autre part, la pression de l'agenda électoral et institutionnel peut s'avérer à double tranchant : élections municipales en 2012 et présidentielles et législatives en 2013, vont pousser les formations politiques parlementaires à « surfer » sur l'onde de propulsion du mouvement étudiant, souvent pour essayer de le canaliser, mais aussi – à droite – pour mobiliser l'électorat conservateur.
Le défi pour la jeunesse mobilisée, dans ce nouveau cycle, est d'arracher à court terme des réformes significatives sur la base de ses propres revendications (telle que la gratuité), tout en préparant les prochaines actions aux côtés d'autres secteurs en lutte en faveur de changements structurels plus larges, telle que la mise en place d’'une assemblée constituante. Les projets de loi cosmétiques sur l’éducation du gouvernement ne répondent en aucun cas aux problématiques sur la qualité, la municipalisation et la marchandisation de l'éducation secondaire et universitaire. Il est important d'éviter une fin de mobilisation démoralisatrice et donc de dresser des perspectives. À moyen terme, la question posée est celle de la construction d'une alternative politique qui n'existe pas encore dans le pays[28]. Si l'horizontalité, les expériences locales et territoriales, la pratique autogestionnaire sont des forces vitales à cultiver, elles ne remplacent pas l'indispensable édification collective d'un instrument politique, totalement indépendant de la Concertation et de ses satellites. Un outil capable de fédérer les résistances éparses et les classes populaires mobilisées, autour d'un projet anticapitaliste, latinoaméricaniste et écosocialiste cohérent. Ou encore comment passer de l'indignation, de la rébellion, des revendications collectives radicales à leur débouché politique et à sa construction collective démocratique[29].
Le chemin parait encore long ? Certes. Mais la dynamique en cours vient de tracer un horizon des possibles, encore insoupçonné il y a sept mois au Chili. Nous sommes là face à une irruption d'une grande potentialité. Dans la vieille Europe, les indigné·es de plusieurs pays inventent et expérimentent eux aussi contre l'austérité, la dette et l'arrogance des puissants. Alors que la marchandisation de l'éducation est en cours depuis plusieurs années dans toute l'Union européenne, l'exemple chilien pourrait donner des arguments à celles et ceux qui s'y opposent et tentent de penser une éducation alternative. Dans le monde arabe, des processus révolutionnaires essayent d'approfondir leurs conquêtes, malgré de nombreux obstacles. La jeunesse révoltée chilienne répond elle aussi, indirectement, à ces échos lointains. Et surtout, le « long mai chilien » rejoint les diverses rebellions populaires qui balaient depuis dix ans toute l'Amérique latine. Des étudiants de tout le continent, et au-delà, prennent désormais pour étendard les mobilisations de Santiago. En Colombie, le gouvernement Santos vient de retirer son projet de réforme éducative, assez proche du modèle chilien sur plusieurs points, sous pression de la rue[30]. Le 24 novembre a d'ailleurs été le jour d'une originale marche latino-américaine pour l'éducation, où se sont mobilisés, en parallèle, des fédérations étudiantes du Chili, Pérou, Équateur, Brésil, Argentine, Venezuela, Costa Rica et Salvador. Et se déroulent à l'heure actuelle d'importants mouvements protestataires à l'université de Sao Paulo (USP), qui se revendiquent ouvertement des indignés chiliens. Le pays de Salvador Allende semble ainsi retrouver – enfin – le pouls de peuples frères, par-delà la cordillère des Andes.
Franck Gaudichaud
Source : Mondialisation.ca