Aujourd'hui j'ai décidé de me promener du côté de Ducos, rêvant d'être tout ébahi après l'annonce glorieuse de l'ouverture récente de la fameuse voie médiane, allegretto enlevé du concerto pour la fluidité en bagnole (localement plutôt compris comme buvons du fluide en conduisant) magistralement co-écrit en piéton mineur par la ville de Nouméa et la Province Sud.
Piéton mineur, cela va de soi, puisque vous comprenez, des piétons dans une zone industrielle voilà qui serait tout à fait incongru, improbable. Une zone industrielle est un monde à part, pour aller acheter un boulon au magasin à 2 km de là, rien ne vaut la camionnette, pour venir de Rivière Salée, rien ne vaut le pick-up. Un peu de tenue voyons, il s'agit d'être réaliste.
Et, vous l'apprenez peut-être, Ducos n'est qu'une zone industrielle. Oubliez donc la présence croissante de zones commerciales, comme le Centre que longe justement la voie médiane, qui ne seront pas effacés d'un trait de gomme par la vitrification des formes à laquelle aspire une ville shootée à l'immobilisme (bientôt, ici, un article sur le PUD de Nouméa !). Oubliez aussi les quartiers populaires de Logicoop, Tindu ou Kameré qui gisent jusqu'au bout du bout de la presqu'île. Oubliez enfin les possibles aspirations de travailleurs ne supportant pas de faire 45 minutes de voitures pour parcourir 3 km: en voiture ils circuleront ! Sus aux piétons !
Donc la voie médiane est...une voie. Rien d'autre qu'un tapis noir, nu d'espoir et d'espoir noir. Pour sûr, ce n'est pas une rue. Pas vraiment une route, non plus, qui dessine, en serpentant, un paysage. Simplement une voie, minuscule, crasse, engoncée entre deux carrefours englués jusqu'à la gueule, nouveau petit trou de ceinture pour une ville obèse d'automobiles. Dans un tel contexte dégoulinant, elle aurait pu se parer, se vêtir de l'apparat d'une rue pour devenir...un lieu. Car cette voie n'est pas un lieu, c'est un passage, un tunnel, une minuscule petite bouche dans l'espace-temps, un clignement de cil qu'on aimerait ne pas voir passer: une voie est un cercueil, le cercueil froid et morne du temps perdu dans les embouteillages.
No man's land...
Un lieu, c'est autre chose, c'est un écrin de vie, une identité, des histoires et des drames, des baisers volés, des courses amusées, des oiseaux qui fleurissent, des rencontres impromptues, des idées échangées, des rêves qui se construisent comme des pas innocents, et même, parfois, le démon de la musique qui résonne au hasard d'une fanfare.
Faire de la voie médiane un lieu, offrir une âme à Ducos, enrichir cette espace de la chair des échanges ? Mais fichtre , la technique ne le pouvait pas. L'arroyo est puant et le sol, pourri, pollué, meuble comme des fesses de grand-mère, comme il serait coûteux de le raffermir, liposucion-substitution, nous n'avons pas les moyens. Et pour des piétons, il faut des trottoirs, des bordures en ciment autrement plus raides que les rêves nostalgiques d'un sexagénaire. Cela exige un sol dur, incompressible, plus inamovible encore que le maire de Nouméa. Il faut donc laisser le sol se tasser, laisser l’œuvre du temps, une fourchetée de tassements primaires, une pincée de secondaires: dix ans auront passés et la voie médiane sera encore une voie, à l'image de la liaison entre la Belle Vie et Rivière Salée.
Les temps sont difficiles et il est bien délicat pour les porteurs de projet dans l'administration de se risquer à réfléchir et, pire, à envisager faire preuve d'un soupçon d'imagination. Ne les blâmons pas, ils sont plutôt à plaindre, mais profitons ici de l'éther de l'immatériel et essayons de voir ce qu'il aurait été possible de faire de cette voie pour la travestir un peu.
Le point de départ, outre l'idéologie sous-jacente du tout automobile (ne croyez jamais ceux qui ne vous parle que de technique, la technique n'est que le bouclier des idéologies et des pensées politiques qui ne s'assument pas), est donc qu'il n'est pas possible d'installer une bordure de trottoir car le sol est trop compressible. Et bien, n'en mettons pas ! Un cheminement piéton n'a pas forcément à se draper dans l'uniformisation du trottoir surélevé.
Mais alors, comment séparer symboliquement et physiquement la horde des voitures des pauvres piétons ?
Pour le symbolique, on peut jouer avec un peu de couleur, par exemple avec un ECF teint dans la masse pour jargonner technique. Cela donne ce genre de résultat:
Pour la séparation physique, la protection des piétons, le sentiment de sécurité, l'impact sur les vitesses des voitures, on peut imaginer de nombreuses solutions paysagères et créer des séquences: une séquence avec des jardinières, une autre avec une petite haie, etc.
On pourrait avoir un rendu de ce type (notez la qualité graphique de cette représentation...;-) ):
Avec, par exemple, des jardinières de cet acabit :
Et pourquoi pas, même, pour se la jouer ambiance Z.I. utiliser des vieux pneus emplis de terre (et quelques fleurs) pour faire un muret (deux fois moins haut que celui de l'illustration ci-dessous). Pratique pour les prochains mouvements sociaux...
Mais une petite haie
Un chantier de ce type, dans un environnement de toute manière déjà moche - il y serait difficile d'empirer l'existant -, c'est l'occasion de faire marcher son imagination et sa créativité, surtout en ces temps de rareté des finances publiques !
Et ces petites amuseries, pour trois piétons et quatre cyclistes combien ça nous coûterait ?
Ces aménagements précurseurs et incitateurs des mutations de mobilité reviendraient, d'après mes estimations, à...moins de 2% du coût de l'échangeur anachronique (qui au passage aurait pu coûter quelques centaines de millions de moins avec une pile centrale et sans la peur de quelques semaines de congestion: la peur de la congestion dilapide l'argent public), ce qui correspond aussi à moins de 10% du coût global de l'investissement, ou encore à environ 10 missions à Paris pour faire passer des entretiens d'embauche imaginaires. Soit une petite vingtaine de millions de francs, en étant large et généreux pour un package comprenant un cheminement piéton et une piste cyclable.
Mais voilà, en se parant d'impossibilités techniques le Grand Nouméa continue d'avancer dans le sillage sombre de la dépendance à l'égard de l'automobile, dans un conservatisme has been lassant qui, par dessus tout, oublie d'aimer la ville et se contente de l'habiller de fonctions et de perpétuer le cycle mortifère de la ville routière.
La voie médiane en devient un symbole de désamour, un désamour des lieux et des hommes, à mille lieues des belles idées portées ici et là sur l'écomobilité et la renaissance urbaine, à mille lieues de l'espoir et de la foi en l'avenir, elle continue d'écrire au passé un présent qui devrait porter le futur.
A l'inverse, elle pourrait envoyer un message, le signe d'un véritable volontarisme: "il a fallu innover mais on a trouvé le moyen d'offrir un espace pour les piétons et pour les vélos". Voilà qui aurait donné un projet désireux d'installer, dans son coeur le plus renié - l'affreuse Z.I., l'agglomération dans un cercle vertueux.
Et vous, quel est votre point de vue sur cette voie médiane (pourquoi médiane d'ailleurs ?) ?
François