En dépit de la crise et des perspectives peu réjouissantes pour 2012 sur le front de la croissance et de l’emploi (l’INSEE prévoit une récession imminente et l’OFCE prédit environ 160 000 destructions d’emploi dans le pays en 2012), les Français ont fait preuve de générosité en cette fin d’année : les Banques Alimentaires ont ainsi bénéficié pour leur collecte nationale de dons en hausse d’environ 5% et le rendez-vous annuel du Téléthon s’est également soldé par une enveloppe en hausse par rapport à l’année passée. Ces chiffres de fin d’année – période traditionnellement propice à l’expression de la générosité – semblent s’inscrire dans un mouvement général plus établi : en effet, le rapport publié récemment par l’association Recherches et solidarités a conclu que les dons des Français en 2010 se sont élevés à 3,7 milliards d’euros, soit 12% de plus qu’en 2009. Certes, cette hausse globale s’explique surtout par l’élan de solidarité suite au tremblement de terre d’Haïti, mais reste qu’en dehors de cet événement, la collecte habituelle a connu une augmentation de l’ordre de 4%.
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Faut-il voir dans ces quelques chiffres une promotion de la générosité, de l’altruisme et de la bienveillance qui permettrait de mieux supporter les difficultés actuelles et d’y faire face ? Ou plutôt une mise à distance de la crise, le don permettant d’entrevoir le fait qu’il y a toujours plus mal loti que soi ? Face à ces données, la question se pose de savoir si cette crise que traverse aujourd’hui la France est de nature à transformer – momentanément ou plus durablement – les rapports humains. Rendrait-elle les Français plus conscients des difficultés autour d’eux et plus susceptibles de se montrer généreux envers leurs prochains ? Ou au contraire, pourrait-elle favoriser un repli sur soi, sur la première sphère familiale, amicale et sociale ? Si les discours se multiplient pour évoquer l’émergence d’un consommateur plus débrouillard, exigeant et responsable face aux difficultés économiques, peut-on également parler d’un citoyen plus solidaire naissant de la crise ? Le succès rencontré par la 3ème Journée de la gentillesse qui s’est déroulée dans notre pays le 13 novembre dernier n’est-il qu’un épiphénomène ou indique-t-il un mouvement de société plus profond ?
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Un éloge de la gentillesse…
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La gentillesse, un temps décriée, voire moquée (on se souvient de la réplique du film culte Le Père Noël est une ordure : « Je n’aime pas dire du mal des gens, mais effectivement elle est gentille »), a aujourd’hui bien meilleure presse. En ces temps de crise, les appels à une société plus charitable rencontrent un fort écho et le succès de mouvements comme les « free hugs » symbolise cette volonté de voir émerger des rapports sociaux humanisés alors que le monde de la finance, souvent évoqué comme un monde de « requins », apparaît comme le contre-modèle par excellence. Développement du troc, essor des systèmes d’échanges locaux, des monnaies locales, des AMAP et des circuits courts, mouvement horizontal et civique des Indignés ou des « 99% », succès en salle du film Intouchables ou même victoire électorale de François Hollande aux primaires socialistes, peuvent être perçus comme autant de signe d’une revanche de la gentillesse et d’une recherche de plus d’humanité. A travers son dispositif de veille internationale Trend Observer, Ipsos Public Affairs a d’ailleurs identifié ce fort besoin de « réhumanisation » des modes de vie et de consommation, en France comme dans d’autres pays développés.
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D’après un sondage de l’IFOP réalisé quelques jours avant la 3ème journée de la gentillesse pour Dimanche Ouest France, les Français estiment que les valeurs et qualités qui contribuent le plus à les rendre heureux dans leurs rapports aux autres sont la gentillesse (38%) et la tolérance (37%), la première étant surtout mise en avant par les moins de 35 ans (44%) et la seconde par les plus de 35 ans (42%). Viennent ensuite la simplicité (33%), la convivialité (29%) et l’humour (28%) devant le courage (16%), le dynamisme (12%) et la séduction (2%). Et selon un sondage réalisé par l’institut TNS Sofres pour Psychologies Magazine, la gentillesse serait même un remède face à la crise : 70 % des Français pensent en effet que davantage d’entraide serait une solution à la crise actuelle, un score encore plus marqué chez les jeunes de 15 à 34 ans. La gentillesse est décrite dans cette enquête comme le fait d’être attentionné (52%), utile aux autres (49%) et non pas faible (2%). En outre, les réticences à se montrer « gentil » apparaissent en net recul, notamment la peur de se faire avoir ou de passer pour un imbécile (33%, -8 points par rapport à 2010) ou la peur d’être envahi et trop sollicité (26%, – 6 points). On le voit, la gentillesse apparaît comme une valeur très positive et valorisée, en opposition à la compétition, à l’individualisme et au chacun pour soi. Mais au-delà de l’expression de ces bons sentiments, ressent-on un frémissement dans la société française vers une pacification et un adoucissement des relations ?
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… qui n’empêche pas le sentiment d’un durcissement des relations sociales
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Si les Français plébiscitent les valeurs d’entraide et de tolérance, ont-ils pour autant le sentiment qu’elles s’exercent davantage dans la société actuelle ? D’après un sondage Ipsos pour le Conseil Economique, Social et Environnemental, conduit en novembre dernier, les Français ont plutôt le sentiment d’un durcissement des relations aux différents échelons de la société. Certes, ils dressent le constat que les relations sont plutôt bonnes et stables au sein des familles ou entre les générations mais une proportion non négligeable d’entre eux estime en revanche que les relations sont mauvaises et se détériorent dans les entreprises (39% et 46%), entre personnes d’origines ethniques différentes (46% et 43%) ou de religions différentes (51% et 46%).
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Tout se passe comme si la crise et les craintes qu’elle suscite poussaient plutôt les individus à être méfiants, voire méchants. Les enquêtes de climat social réalisées dernièrement au sein des entreprises ou institutions montrent un monde du travail perçu comme de plus en plus dur envers les salariés et la problématique de la souffrance et des risques psycho-sociaux au travail devient de plus en plus prégnante. L’indice barométrique BEST qui mesure chaque année la satisfaction au travail des salariés sur cinq grandes dimensions (management, intérêt pour le travail, lien à l’entreprise, pression ressentie, rapports avec les collègues) a chuté cette année de 4 points dans l’enquête BVA.
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Les enquêtes portant sur l’intégration ne laissent guère présager une société de plus en plus tolérante : dans un sondage Harris Interactive pour l’Institut Montaigne et la Fondation Genshagen, 74% des Français déclaraient récemment que l’intégration des personnes immigrées arrivant aujourd’hui en France fonctionne mal – cette proportion étant bien plus élevée qu’en Allemagne (52%) – cette difficulté d’intégration étant autant si ce n’est plus imputée aux mentalités des Français qui ne se montreraient pas très ouverts (40%) qu’au manque de volonté présumé des personnes immigrées de s’intégrer (39%). Ainsi, il semble exister une divergence importante entre le souhait exprimé par les Français de voir la promotion des valeurs telles que la gentillesse et la réalité des faits, qui dévoilerait une société où de telles valeurs se déliteraient. Dans le sondage de TNS Sofres, les Français indiquent en effet ressentir de plus en plus d’agressivité, d’animosité et de méchanceté chez les autres, particulièrement en voiture (64%, +8 points par rapport à 2010), au travail (37%, +4 points), dans les transports en commun (33%, +7 points), ou encore dans les supermarchés (33%, + 4 points). Pour les sondés chez Ipsos, ce manque de savoir vivre, cette agressivité des gens constitueraient même la première source de stress (à hauteur de 60%).
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Et ce durcissement des rapports sociaux est directement imputé à la détérioration de la situation économique. En effet, invités à dresser la liste des menaces pesant sur le vivre-ensemble en France, les Français pointent du doigt l’accroissement des inégalités sociales (43%) et la crise économique et financière (39%) loin devant les extrémismes religieux (26%) et l’individualisme (25%). Ainsi, la crise, loin d’être perçue comme une opportunité de repenser les relations humaines à l’aune d’une plus grande bienveillance, est jugée responsable d’une forme d’anomie et de désagrégation du vivre-ensemble.
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Repli sur soi et exercice de la gentillesse dans un cercle restreint ?
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Les relations familiales et amicales semblent toutefois échapper à ce constat de durcissement. En effet, les relations interpersonnelles entre hommes et femmes, au sein de la famille ou entre les générations semblent plutôt au beau fixe d’après l’enquête Ipsos. Respectivement, 86%, 82% et 71% des Français les jugent très ou plutôt bonnes. En outre, elles apparaissent majoritairement comme des relations stables (respectivement 61%, 60% et 53%) dans un monde changeant et insécurisant. 22% estiment même que les relations au sein des familles se sont plutôt améliorées ces derniers temps, tout comme 27% les relations entre générations. La solidarité intergénérationnelle, thème de campagne notamment porté par François Hollande, semble dès lors bénéficier d’un terreau favorable dans l’opinion.
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Selon le sondage de l’Ifop consacré à la gentillesse, c’est avec ses amis ou ses voisins qu’il nous arrive le moins d’abandonner la gentillesse (respectivement 20% et 22%), alors que cela arrive en revanche le plus souvent en voiture (56% souvent ou de temps en temps), au travail (33%), au supermarché (28%), dans la rue (27%) et dans les transports en commun (25%). Certes, plus d’un tiers des répondants (35%) estime être souvent ou de temps en temps « pas gentil » avec sa famille, mais n’est-ce pas au sein de sa famille que l’on passe le plus de temps et n’est-ce pas au sein de sa famille qu’on peut le plus espérer de la compréhension ? La famille, le « cocon familial », continue en effet d’occuper une place privilégiée en ce temps de crise. 77% des Français, et même 84% des 18-24 ans et 89% des 25-34 ans, déclarent ainsi aujourd’hui vouloir fonder une seule famille dans leur vie, en restant toujours avec la même personne. Par ailleurs, toutes les tendances actuelles – décoration, cuisine, soins… – traduisent une forme de repli sur soi et ses proches et la recherche d’une plus grande douceur dans l’environnement immédiat. Apparaissent ainsi des formes de cercles concentriques : le premier, composé des membres de la famille, des amis et des voisins, relativement épargné ; le second, composé des collègues et des « relations », où s’exerce déjà une forme de violence sociale contenue, et le troisième, composé des inconnus, des autres, que l’on a tendance à rejeter, à mettre à distance. Et la générosité, si elle peut s’exercer en direction d’inconnus dans le besoin, se manifeste avant tout dans la sphère familiale. L’étude du cabinet Deloitte consacrée aux dépenses de Noël a montré qu’en France, contrairement à d’autres pays européens, les dépenses de fêtes de fin d’année seront cette année en hausse malgré les inquiétudes pour demain, cette hausse étant s’expliquant d’ailleurs en partie par l’engouement pour les cadeaux « Bien-Etre », beauté et soin.
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Ainsi, la crise ne semble guère apaiser les relations à l’échelle sociale, le monde extérieur apparaissant peu engageant, mais favoriser soit une générosité lointaine et sans doute distanciante (si le montant des dons augmente, ce n’est pas le cas du nombre de donateurs, signe que ce sont ceux qui le peuvent qui donnent davantage, mettant ainsi la misère à distance), soit une générosité restreinte, envers ses proches et semblables.