1936-2011

Publié le 18 décembre 2011 par Aymeric

"Plusieurs des lettres adressées par Vaclav Havel à sa femme Olga durant l’une des périodes où il a été incarcéré, ici de juin 1979 à septembre 1982, trois années et demi au cours desquelles il va devenir le prisonnier Vasek, permettent admirablement de comprendre la nature de cette tâche, de cet horizon ou de cette ouverture. Pour pallier l’enfermement du corps et tenir moralement, Havel se lance ainsi, d’une missive à l’autre et dans les limites que lui impose la censure, dans une étonnante méditation sur la question du sens et de la responsabilité. Car, qu’on le veuille ou non, dit-il, le fait d’être enfermé oblige à se poser la question de savoir si tout cela a un sens, et quel est-il. Devant quoi est-on responsable dans le fond ? Vers quoi tendent nos efforts ? Quel est l’arrière plan de nos expériences existentielles, ou, en d’autres termes, « le partenaire énigmatique de nos entretiens quotidiens avec nous-mêmes » ? Dans la même lettre – 7 aout 1980, indique le cachet de la poste – Havel poursuit : « Depuis mon enfance, je sens que je ne serais pas moi-même – un être humain – si je n’avais pas vécu dans la tension durable et multiple de cet horizon ».


Cet horizon invisible et concret, ce partenaire intime et universel dont le détenu Vasek constate qu’un jour il est sa conscience, un autre sa liberté, lui est d’autant plus présent qu’il a été arraché à son foyer et à son milieu qui, spontanément, presque mécaniquement, donnaient un sens, précise-t-il dans sa lettre du 1er novembre, « à tout ce que je faisais de façon quotidiennement concrète ». Etant donné que cet environnement « m’est devenu inaccessible, caché et éloigné, une question nouvelle se pose désormais, celle de mon rapport à ce monde et de ma responsabilité envers lui. Etant caché, il acquiert une présence thématique dans ma conscience ». Cette même présence que Patocka définit justement comme un rapport explicite au monde. « Je commence à comprendre bien des choses », écrit encore Havel du fond de sa cellule. Et de revenir sur cette « sorte d’horizon existentiel » qui, note-t-il, définit notre activité dans la même mesure que les étoiles n’existent que par rapport au ciel. Il prend cet exemple très concret : « Même des choses apparemment insignifiantes et orientées seulement vers des besoins personnels révèlent le principe profond de cet attachement : si je bois mon thé, et que je tente de me mettre à l’aise, je ne le fais pas – dans le sens strict du terme – que pour moi. Si je veux sortir d’ici sans trace et sain d’esprit, je le fais par rapport à quelqu’un ou quelque chose », à une société, à des valeurs et à des idéaux qui « donnent un sens à ma vie », précise-t-il enfin dans ce bouleversant monument littéraire, entre récit de prison, journal et essai philosophique, un monument qui éclaire en tout cas mieux que n’importe quelle exégèse savante ce que Patocka entend quand il décrit le troisième mouvement de l’existence comme un mouvement de vérité ou de percée."

In Esprits d'Europe d’Alexandra Laignel-Lavastine