Avant, il fallait que personne ne sache. Je prenais mes médicaments en cachette, je ne disais pas que j’allais voir un psy. Je n’aimais pas les gens qui m’avaient vue à l’hôpital. Je portais ça comme une tare. Une honte qui ne se disait pas mais s’avouait seulement, comme on avouerait un crime. J’avais peur de ce qui se disait, je me demandais qui savait, qui ne savait pas et qui savait quoi. Ce que ceux qui savaient un peu pouvaient bien imaginer. J’avais peur des jugements sans appel. Je rêvais que quelqu’un découvre tout et me sauve. Je me taisais avec l’envie de parler et la peur de réveler. Je vivais avec le poids de la schizophrénie silencieuse, la fierté de ne pas se plaindre et l’envie orgueilleuse qu’on le découvre malgré moi et qu’on m’admire un peu pour ça.
Mais ce silence m’étouffait, et depuis quand est-ce que je fermais ma gueule sur les sujets qui me révoltaient? Depuis quand laissais-je dire les gens? Sur les autres, tous les autres à propos de qui il est si facile de répandre des préjugés déshumanisants, je ne me suis jamais tue, ou juste en passant un soir ou deux parce que vraiment avec ces gens ce n’étaient pas la peine, je préfèrerais encore ne plus les voir, mais le dégoût de mon silence, je le sentais longtemps. Alors, sur les fous, j’allais me taire? J’allais la fermer parce que c’était de moi qu’on parlait, et enrager le soir seule chez moi? J’allais me taire comme si ce n’était que de moi qu’on parlait?
Eh bien non, un jour je me suis dit voilà je parle, voilà qui je suis, c’est politique. Le grand mot. Mais c’est vrai, je crois que j’aurais préféré me taire, à l’époque en tout cas. Maintenant j’en ai pris l’habitude, et tout ça ne m’appartient plus. La version écrite de ma maladie n’est plus à moi. Ces cahiers sur écran se confondent quasiment avec mes années noires, comme s’ils étaient le reflet parfait de ce temps-là, alors qu’ils en sont tellement loin, tellement rien à côté de tout ce qui a eu lieu. Et je me sens comme vide et transparente. Ce texte-vie, des gens le lisent, le transforment, le mettent sur images. Les gens que je connais regardent à travers cette lucarne dans mon passé et mes pensées. Alors il n’est plus à moi. Peut-être est-ce plus facile de le laisser vivre en l’ayant abandonné. Il est aux autres. Il est politique, alors qu’il n’a été écrit qu’avec mon sang et mes larmes et mes espoirs et désespoirs, pour moi seule, sans relecture, sans corrections, juste ce qu’il fallait que j’écrive pour ne pas mourir, et le voilà, nu, dans toute sa nudité, exposé à qui veut bien le regarder.
C’est étrange cette situation, aux antipodes de mon obsession de ne rien montrer. Je pensais que personne ne savait rien, je fonctionne aujourd’hui comme si tout le monde savait tout, mais la réalité est toujours entre les deux.
Impudeur contemporaine sans doute. Transparence cachée entre quatre murs parce que les gens m’épuisent. Paradoxe de la folie lucide. Des mots pour une expérience incommunicable. Ecrire pour quelqu’un. Au prix de quels dévoilements? La tranquillité est dans le silence. Mais la vie?
Je ne sais pas. Je me dis c’est politique. C’est plus facile, c’est une bonne raison, ça évite des questions angoissantes. Je n’imagine plus ce que les autres pensent, savent, supputent, colportent. Ils ont la version officielle et en font ce qu’ils veulent, je l’ai remise volontairement entre leurs mains, et peut-être bien que c’est plus facile de penser qu’en donnant cela, au moins le reste n’appartient qu’à moi. C’est une sorte de compromis paisible finalement.
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