L'étonnement est venu de la photographie sur l'affiche, une jeune femme musclée en tenue blanche, maillot et short, lançant le disque. Tiens ce doit être une photo de Leni Riefenstahl, me suis-je dit d'abord, puis, comme la jeune femme est brune, j'ai succombé à mes préjugés (elle aurait dû être blonde, ce qui bien sûr n'est pas le cas de dizaines de sportifs photographiés ou filmés par Leni Riefenstahl, on trouve même le champion noir américain Jesse Owens dans son film Les Dieux du stade / Olympia, mais bon...) et j'ai alors pensé au sport soviétique, Rodchenko peut-être. L'idée m'a aussi effleuré que c'était peut-être une athlète italienne sous le fascisme, bien que le corpus photographique sportif soit bien moins abondant sous le Duce que sous le Führer ou le Petit Père des Peuples.
Et puis, j'ai lu le texte sur l'affiche : "Mémorial de la Shoah, Le sport européen à l'épreuve du nazisme" (jusqu'au 18 mars) et je suis revenu à l'hypothèse Riefenstahl. A la loupe, j'ai alors lu la légende de l'image : Liselotte Grschebina, 1937. Grschebina ? Qui est-ce ? Merci Wikipedia : une photographe allemande juive, née en 1908 à Karlsruhe, émigrante en Palestine en 1934, morte en 1994 à Petah Tikva. Cette photographie, qui a donc été faite après son départ d'Allemagne, est conservée au Musée d'Israël à Jérusalem, où son fonds comprend de nombreuses photographies d'athlètes, certaines faites en Allemagne avant son départ, d'autres - indiscernables - faites en Palestine / Israël. C'est clairement une excellente photographe dans la lignée de la Nouvelle Vision, avec un sens des contrastes et de la composition diagonale tout à fait remarquables. Je présume que
le choix de la photographie de l'affiche a été longuement réfléchi par les dirigeants du Mémorial et le commissaire de l'exposition, mais j'ai du mal à le comprendre : en quoi la photographie par une artiste juive d'une athlète juive en Palestine mandataire en 1934 est-elle le meilleur choix pour illustrer une exposition consacrée principalement à la manière dont les idéologies totalitaires ont utilisé le sport à des fins de propagande ? Serait-ce parce que le mémorial de la Shoah ne voulait pas mettre en avant une photographie de Leni Riefenstahl, qui aurait été le choix le plus évident dans ce registre ? Par exemple celle ci-contre du discobole Erwin Hubert, photo dotée de la même dynamique que celle de Liselotte Grschebina, mais l'athlète porte un bandeau de poitrine où on discerne aigle et svastika...La conséquence implicite du choix de cette image d'affiche, si on a l'esprit un peu critique, est que la représentation du sport au service des grandes idéologies du XXème siècle - que ce soit le communisme soviétique, le fascisme, le nazisme, ou le sionisme (et, plus tard, le maoïsme)* - a obéi à peu près aux mêmes principes tant politiques qu'esthétiques, et ce quelle que soit l'idéologie. Cela vous choque ? Mais, si ce n'était pas le cas, tout un chacun pourrait par exemple savoir, pour chacune des quatre photographies ci-dessous, en analysant leur style et, éventuellement, leur fonction, à quelle idéologie elles se rattachent. Le savez-vous ? Bonnes réponses d'ici quelques jours.
L'exposition montre surtout des documents, elle est fort intéressante même s'il y a très peu d'originaux, et surtout des reproductions. Elle s'articule en géographies historiques (Italie fasciste, Allemagne nazie, France de Vichy, camps d'internement en France et Italie, ghettos et camps de concentration, Résistance) et en évènements (JO de Berlin en 1936, Olympiade populaire de Barcelone, Maccabiades - 'jeux olympiques réservés aux juifs', sauf la première d'après sir Wauchope -, clubs de sport juifs en Europe, JO annulés en 1940 et 1944, JO de Londres en 1948). L'Union soviétique n'est pas très présente, bizarrement (et on se limite à l'Europe; le sport japonais à cette époque aurait pourtant été aussi intéressant à analyser).
L'objectif de l'exposition semble être de déconstruire le rôle dévolu au sport par l'idéologie. On lit donc sur les panneaux de l'exposition des expressions comme : "un hymne à la beauté et à la force, une virilité moderne, améliorer la race et préparer la guerre, un xxxisme du muscle, devenir de nouveau des hommes aux torses saillants avec des corps d'athlète et un regard hardi, une jeunesse agile, souple et musclée à la hauteur des combats héroïques de toutes les nations, une chevalerie moderne, la guerre par le sport, le sport comme moyen de créer une culture xxxiste". Ce sont là quelques citations idéologiques à propos du sport au service de la propagande qui apparaissent ici. Et, comme c'est le cas pour les photographies, l'effet de ces citations est que l'idéologie devient en quelque sorte indifférenciée (d'où mes xxisme et xxxiste), et qu'on ne sait plus distinguer, pour ce qui est de l'utilisation qu'ils font du sport, entre fascisme, nazisme, soviétisme ou sionisme : les citations ci-dessus pourraient se référer à l'un ou à l'autre, tous utilisant à peu de choses près le même vocabulaire, le même argumentaire. Est-ce courage critique ou inconscience de la part du Mémorial et du commissaire d'avoir cité ici le discours du dirigeant Max Nordau au 2ème Congrès sioniste mondial à Bâle en 1898, discours proprement indistinguable des autres discours idéologiques sur le sport ? On en sort pensif.Alfred Nakache, dans sa discipline emblématique, le papillon, au Championnat de France en 1941, à Toulouse. (Coll. privée)
La deuxième section de l'exposition est consacrée à des athlètes juifs victimes ou rescapés de la Shoah : j'ai été frappé par l'histoire du nageur français Alfred Nakache qui, à Auschwitz, a trouvé l'énergie de continuer à nager dans un bassin de rétention des eaux et a ainsi maintenu sa rage de vivre jusqu'à sa libération. Cette photographie, dont j'ignore l'auteur, semble témoigner de cette admirable rage de survivre.
* Pour répondre aux objections qui pourraient pleuvoir, il n'est pas question de mettre ces idéologies sur un même pied, de comparer leurs horreurs ou leurs bienfaits (?), mais simplement de voir comment le sport et l'image sportive ont été mis à leur service (ce qui est en partie cohérent avec le but de cette exposition); et, autre objection, possible, le capitalisme n'est pas, je pense, une idéologie au même titre, mais plutôt une domination de la sphère politique par l'économie, qui donc utilise des moyens de 'propagande' différents.