Souvenez-vous amis lecteurs, c'est après avoir envisagé la trifonctionnalité de l'image que représentait le père vivant aux yeux des Egyptiens de l'Antiquité que je vous ai quittés ce mardi devant le couvercle d'un des sarcophages d'Amenhotep, fils de Hapou, en salle 14 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, tout en vous proposant ce rendez-vous de fin de semaine dans le but d'évoquer le second volet de la notion d'amour filial concernant, cette fois, le père mort, telle que devant nous, dans la vitrine 4 ² de la salle 5 où nous sommes revenus, elle est visible sur ce gros plan du fragment (E 25507) d'une des parois murales du mastaba de Metchetchi.
Il faut savoir que, comme le patronyme du propriétaire de la tombe d'ailleurs, elle constitue un topos par sa récurrence à toutes les époques mais également par le fait qu'elle pouvait être aussi répétée à l'envi sur les parois d'une même sépulture, comme ici puisque, souvenez-vous, nous avions déjà précédemment rencontré les termes son fils aîné qu'il aime gravés sur l'imposant linteau qui, vraisemblablement, surmontait la porte d'entrée de son mastaba.
Découvrons donc une version similaire, peinte entre le père assis et le fils debout maniant un encensoir :
à la première ligne, se lisant de gauche à droite (puisque l'indication concerne le fils, tourné vers la gauche), le canard suivi de la vipère cornue signifiant son fils ;
à la deuxième ligne, les cinq signes de qu'il aime
et à la dernière, nettement moins discernables, ceux de son prénom : Ptahhotep.
Dans le but de comprendre les raisons de la présence de semblables déclarations d'affectivité, il faut que je vous entraîne quelque peu sur le chemin des mentalités de l'Egypte antique, en m'autorisant de petites incursions préalables dans la philosophie grecque, puis contemporaine.
Dans sa célèbre Lettre à Ménécée (Le Livre de Poche n° 4628, pp.191-8), le philosophe grec Epicure écrivait, p. 193 de mon édition de 1994 :
Le plus terrifiant des maux, la mort, n'a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n'est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. Ainsi, elle n'a pas de rapport ni avec les vivants, ni avec les morts, puisque pour les uns elle n'est pas, tandis que les autres ne sont plus.
Cette conception qu'avec son Sein zum Tod - (L'Être-pour-la-mort) -,
le grand philosophe allemand Martin Heidegger fait également sienne quand il estime que vie et trépas n'ont aucune relation l'un avec
l'autre, se situe aux antipodes de la pensée égyptienne qui, elle, considérait les deux comme obligatoirement intriqués. Et loin de nier la mort, loin de l'ignorer, loin de la proscrire comme
nous le faisons quotidiennement en refusant d'être conscients de notre finitude - la seule chose, pourtant, dont nous devrions être absolument certains ici-bas ! -, les Égyptiens tout au
contraire lui conférèrent un rôle culturel et cultuel majeur.
Il faut savoir que pour eux, la mort ressortissait à deux domaines bien distincts : le physique et le social . Si le premier concerne bien évidemment le corps et ses composantes - que le rituel d'embaumement avait pour fins de soustraire au démembrement et à la décomposition -, le second, l'environnement social, se devait lui aussi d'être assuré de manière que jamais il ne se délite.
Si l'on n'y prenait garde, la mort constituait conjointement déliquescence du tissu corporel et ostracisation du tissu social. Cardinal était donc à leurs yeux le maintien conjoint du moi corporel et du moi social d'un défunt !
A cette époque, pour être considéré en tant que personne humaine, il fallait bénéficier d'un ensemble de relations qui asseyaient votre identité, qui en quelque sorte vous adoubaient (au sens médiéval du terme). Que cet environnement social relevât de la sphère familiale, de celle des amis, que les autres fussent supérieurs ou subalternes, peu importait en fait : être un isolé, un méconnu, un abandonné, un oublié équivalait à une mort définitive certaine. Au-delà de la mort physique d'ici-bas ! Qui, elle, n'était qu'un passage vers l'éternité.
Qu'y a-t-il de plus important que mon corps soit enterré dans la terre où je suis né
?, peut-on lire dans le Conte de Sinouhé. Ainsi, pour un Égyptien, rien n'était par
exemple plus inconcevable, plus annihilateur que périr en terre étrangère, loin du sol natal, négligé des siens, de ceux qui auraient dû continuer à proclamer son nom afin qu'il vécût
indéfiniment ...
Car un homme vit tant que son nom est prononcé, affirmait une maxime de l'époque, circonscrivant de ce fait la vie en tant que catégorie sociale.
Primauté de l'esprit sur la matière !
Vivre, pour un Égyptien, signifiait être socialement reconnu, socialement intégré. C'était exister parce que les autres le faisaient exister.
Une autre sentence, de l'Enseignement d'Ani cette fois, n'affirme-t-elle pas qu'un homme le devient quand il est entouré d'hommes, qu'il est considéré pour l'amour de ses enfants ?
C'est dans cet esprit qu'il nous faut appréhender le culte funéraire rendu à un père par son fils aîné et comprendre ces indications quelque peu conventionnelles se répétant de tombes en tombes, se perpétuant de siècles en siècles : son fils aîné qu'il aime ; son fils aimé ; son aimé ; son fils aîné chéri ...
Et dans une perspective semblable qu'il nous faut aussi interpréter la volonté qui anima de très nombreux souverains d'entretenir, voire de parachever des constructions - notamment au niveau de temples - initiées par leur père : Un fils peut-il occuper la place de son père sans restaurer les monuments de son géniteur ?, fit graver Séthi Ier sur les murs d'une chapelle dédiée à Ramsès Ier.
Je suis un fils qui honore celui qui l'a engendré ; je ferai en sorte que l'on dise éternellement et à jamais : "son fils a maintenu son nom en vie", proclame-t-il également un peu plus loin.
Pour que vive un père défunt, il était nécessaire qu'existent entre lui et sa progéniture des liens de solidarité mutuels, sorte de contrat synallagmatique évidemment tacite puisque viscéralement ancré dans les moeurs : le père, pour bénéficier de sa seconde vie, avait besoin que son fils aîné entretienne et perpétue son souvenir - l'aménagement d'une tombe y participait au premier plan qui préservait matériellement, géographiquement et cultuellement la présence du disparu dans la mémoire collective - ; et, réciproquement, ce fils attendait de son père que, là-bas, il intercède en sa faveur auprès du Tribunal des dieux, après avoir, ici sur terre, oeuvré pour l'éduquer à la vie en société de façon à lui assurer une position honorable. Rappelez-vous le prologue de l'Enseignement de Ptahhotep qu'ensemble nous avons lu, quand celui-ci excipait de son grand âge pour solliciter auprès du souverain le privilège d'éduquer son fils de manière qu'il puisse lui servir de "bâton de vieillesse", qu'il puisse lui succéder dans l'Administration royale.
Cette étroite relation d'interdépendance dans laquelle père et fils surpassant la mort, s'épaulaient mutuellement, ce pacte intergénérationnel participait d'un concept essentiel de la mentalité égyptienne : l'akh, - terme que l'on pourrait ici traduire par "utile".
Cette notion connaît sa plus belle application au sein même du culte funéraire : Un père est akh pour son fils, un fils est akh pour son père, - (Un père est utile à son fils, un fils utile à son père) -, lisons-nous dans différents chapitres des Textes des Sarcophages datant du Moyen Empire et, au Nouvel Empire, dans notamment l'hypogée de Rekhmirê (TT 100) que vous connaissez un peu, amis lecteurs, depuis qu'à la BnF vous avez admiré tout récemment quelques calques réalisés, rappelez-vous, par Emile Prisse d'Avennes.
Un fils était akh pour son père quand, ici-bas, il pourvoyait, au niveau de
son culte funéraire, aux offrandes alimentaires nécessaires à sa vie éternelle. Mais aussi, nous l'avons vu, quand il perpétuait son nom : c'est ce que l'on rencontre dans une formule des Textes des Sarcophages : Je suis ici, en
ce pays, en train (...) de maintenir ton nom en vie sur terre dans la bouche des vivants.
Et, inversement, un père était akh pour son fils quand, dans l'Au-delà, il défendait ses intérêts devant les juridictions divines. Poursuivant l'extrait des Textes des Sarcophages, nous lisons : Quant à toi, tu es satisfait dans ce pays où tu m'assistes au tribunal du dieu ! Moi, en revanche, je suis ici en ce pays des vivants pour intercéder en ta faveur au tribunal des hommes.
Il en était de même jusqu'au plus haut échelon de l'Etat. Ainsi, dans cette inscription dédicatoire du temple d'Abydos dans laquelle Séthi Ier s'exprime en faveur de son père, Ramsès Ier :
Il m'a prodigué ses conseils pour ma protection,
Son enseignement est comme un rempart en mon coeur.
Je suis un fils "akh" pour celui qui m'a engendré,
Moi qui maintiens en vie le nom de mon
géniteur.
Tout cela n'est évidemment possible que si existent une inclination de coeur, un réel attachement du fils pour son père, et réciproquement. D'où ces expressions peintes ou gravées assénées ad libitum dans les scènes pariétales des chapelles funéraires dans lesquelles les termes fils aimé reviennent sans cesse.
Vous conviendrez, amis lecteurs, que nous sommes là bien éloignés de la psychanalyse freudienne pour laquelle en procréant, c'est son propre assassin potentiel qu'un homme engendre ; pour laquelle encore la mort du père résulte du meurtre du père. Vision des choses que, plus personne ne l'ignore, Sigmund Freud déduisit du mythe grec d'Oedipe, qu'il éleva au rang de complexe, qu'il érigea en pathologie universelle dans le sel but, affirme Michel Onfray tout au long de son récent, passionnant et retentissant ouvrage Le crépuscule d'une idole - L'affabulation freudienne, publié en 2010 chez Grasset & Fasquelle, de mieux accepter son problème existentiel personnel, de mieux supporter sa propre névrose (p. 137).
Mais ces rapports de Freud avec lui-même constituent une autre histoire, la clé d'un autre ouvrage que je vous conseille également de lire, si ce n'est déjà fait ...
A l'encontre du pseudo-complexe oedipien théorisé par le neurologue autrichien, et qui tant a marqué notre perception des relations pères-fils (et mères-fils) pendant tout le précédent XXème siècle, la conception égyptienne me paraît être en harmonie avec une des notions de la Philosophie du droit de Hegel pour qui le lien de parenté véritable est celui qui "s'établit au plan de la vie éthique concrète", élevant "la paternité au-dessus de la contingence des individus".
Arrivés au terme de notre rendez-vous de ce matin, vous admettrez sans peine que catastrophique pour la survie des parents dans l'Au-delà eussent été le défaut d'amour, le manque d'affection, le désintérêt de leurs héritiers ! Or, comme dans toute famille de toutes les sociétés de toutes les époques, qu'il dût y avoir des enfants irrespectueux ne fait aucun doute à mes yeux. De sorte que pour pallier cette désastreuse éventualité, quoi de plus simple - selon la valeur performative de la langue et de l'image égyptiennes que j'ai évoquée au terme de mon intervention du 19 novembre dernier -, que de représenter dans la tombe le fils aîné rendant hommage à son père et d'y faire abondamment inscrire qu'il en est son aimé, son fils aîné chéri ?
Le discours monumental, entendez par là, ces inscriptions sur un monument, funéraire ou autre, n'institua nullement un moyen de laisser des traces écrites pour l'Histoire, il eut simplement valeur, mutatis mutandis, de cette voie du salut si prégnante dans la pensée chrétienne.
Mais dans l'antique Kemet, quelle en fut plus spécifiquement l'origine ?
C'est ce qu'il me siérait de vous expliquer mardi 20 décembre prochain, lors de notre dernier
entretien de 2011, ici, en salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre ...
(Assmann : 1983 : 46-8 ; ID. 2003, 31-4, 56-7, 87-95, 271, 493 ; ID. 2010 : 156)