Elles en ont ras-le-bol de ne servir qu’à « garantir la paix sociale » et d’inculquer aux quartiers populaires toulousains « ce que l’élite pense pour les autres ». Katia et Julie, avec d’autres animateurs, ont donc créé une nouvelle coopérative d’éducation populaire, Vent Debout, dans la lignée des nouvelles structures qui émergent, comme Le Pavé à Rennes, pour dépoussiérer les vieilles fédérations institutionnalisées.
Tout a commencé par un ras-le bol dans leur boulot. En se lançant il y a quelques années dans les métiers de l’éducation en Midi-Pyrénées, Katia et Julie ne pensaient pas devoir appliquer et adapter à un public des « programmes » ou des « dispositifs » institutionnels. « Un animateur fait avaler les politiques publiques que l’élite pense pour les autres. Quand tu travailles dans un quartier, tu sers à garantir la paix sociale. Tu aides à avoir des aides, tu permets que ça n’explose pas », déplore Katia, animatrice socio-culturelle. Julie, professeure dans des collèges classés ZEP, établit le même constat : « Tu es dans un truc complètement hypocrite, de langue de bois. Tu fais miroiter aux élèves des choses qu’ils n’auront pas. Il faut les faire réussir, faire du chiffre. Les encourager à faire un choix qui peut coller avec les compétences des grilles d’évaluation. Ils ne peuvent pas vraiment s’approprier leur vie. »
Pas vraiment le genre d’éducation populaire qu’elles s’attendaient à promouvoir. Indissociable, selon elles, de l’éducation politique : impliquer les habitants, qu’ils se sentent légitimes à prendre la parole, penser leurs conditions de vie. La neutralité ? C’est toujours dans le sens du pouvoir, répondent Katia et Julie, fortes de leur expérience. Les marges de manœuvre, les pédagogies alternatives existent, mais reposent sur les individus qui les mettent en œuvre. Dans les dernières décennies, les structures d’éducation populaire, les centres d’animation, les MJC se sont transformés ou se sont adaptés au marché, regrettent-elles. Les luttes débouchent sur des « victoires en pointillés ».
« Coexpertiser ses conditions de vie »
Lassées par une perte de sens, de temps et d’énergie, elles préfèrent mettre les voiles. « J’enrageais de voir qu’en politique, ça manquait d’éducation populaire et qu’en éducation populaire, ça manquait de politique. D’où l’envie d’accoucher d’un truc », résume Katia, militante par ailleurs. Le bébé s’appelle Vent debout, né à Toulouse en août 2011, après ses grandes soeurs (Le Pavé à Rennes, L’Engrenage à Tours et L’Orage à Grenoble). Et materné par six animateurs – comédiens, chercheurs, professeurs. Depuis dix mois, les six jeunes dans le vent s’affairent donc à mûrir leur projet et à préparer leurs actions.
Du théâtre-forum aux stages, un socle commun : susciter la participation, la prise de parole, toujours partir de son histoire de vie, de son propre parcours. La consigne autobiographique, par exemple, permet de se présenter dans une assemblée sans avancer son statut. En mettant plutôt en avant la raison de sa présence, son intérêt pour le sujet : « Si tu as un mec qui dit “moi je suis le président, je suis diplômé en doctorat”, tous les autres ferment leur gueule parce qu’ils ne se sentent pas légitimes », précise Katia. De simples astuces que Vent debout décline dans ses divers ateliers. Les « Enquêtes » – dites « sensibles » pour ne pas dire « conscientisantes » – se déploient à travers des témoignages, des discussions et des actions collectives autour des réalités d’un métier, d’un habitat. L’idée est de « co-analyser », « co-expertiser » ses conditions de vie. Une démarche dans la lignée de l’« enquête ouvrière » utilisée au 19ème siècle par Karl Marx, et qui reprend aussi vie dans le monde du travail avec les « recherches actions » menées conjointement par des syndicalistes, des salariés et des chercheurs (comme à Renault).
Des « permetteurs », pas des « inculqueurs »
Idem pour leur « produit d’appel », les fameuses conférences gesticulées, popularisées par Franck Lepage (fondateur de la Scop Le Pavé) lors du mouvement contre la réforme des retraites. Une personne met en scène une anecdote, un moment de vie et s’ouvre aux autres en le problématisant. Le principe : « Mêler les savoirs chauds et les savoirs froids », c’est-à-dire relier l’expérience personnelle à une connaissance plus universitaire. « Chacun peut faire son truc, on le porte d’autant plus que c’est lié à chaque personne, raconte Julie, qui prépare sa « conférence gesticulée » sur le rapport entre la CAF et l’assistanat. Ce qui m’a politisée, c’est d’être mère seule à 19 ans, de travailler à plein temps et de faire mes études à côté. Comment se fait-il que je n’arrive pas à payer mon loyer ? On joue sur l’assistanat en culpabilisant, en divisant les gens. »
« Mésidentité », mythe de la croissance, inégalités Nord/Sud seront d’autres thèmes développés. Beaucoup d’envies émergent : faire des stages, monter des groupes de réflexion… Au fil des ateliers, l’objectif reste le même : fournir des méthodes et des outils pour créer une intelligence collective, susciter une envie d’agir. « On n’est pas des inculqueurs, on est des permetteurs », résume Julie. Un travail que les six coopérateurs développent auprès des collectivités territoriales et des associations.
Paradoxes et vents contraires
N’y a-t-il pas un paradoxe à fournir des conseils à des organismes dont on conteste le fonctionnement ? Katia et Julie rappellent la naissance de cette éducation populaire, version Scop. Une recherche-action nationale avortée pour des « raisons politico-politiques », qui a perduré quatre ans grâce à d’irréductibles Bretons, et a engendré la création de la coopérative Le Pavé à Rennes. Lucides, elles admettent certaines contradictions : « C’est bien gentil de dire comment on résiste, alors qu’on n’est plus dedans. C’est un vrai paradoxe. Quand tu as un mastodonte au-dessus de toi et que tu es le seul un peu politisé dans ta structure, ce n’est pas parce que tu fais trois jours de stage avec Vent debout que cela va changer ta vie. »
Mais l’objet des stages est moins de former des Superman qu’un prétexte pour sortir de l’isolement, du sentiment d’impuissance, de donner de la force pour des actions communes. Et pourquoi pas, rendre légitimes des démissions si elles permettent de stopper les souffrances au travail ? Un discours peu en vogue dans les organismes traditionnels. Et un souffle politique pour dépoussiérer les grandes fédérations d’éducation populaire (Ligue de l’enseignement, Fédération Léo Lagrange, Francas…).
Autre difficulté à laquelle se frotte Vent debout : ne pas attirer que des convaincus. La question reste cruciale et nécessite des efforts permanents, si on veut travailler « avec les dominés qui subissent ce système ». Lors de leur première conférence gesticulée cet été, intervenants et participants se sont retrouvés « entre Blancs ». Problème : le thème était l’identité raciale et l’islamophobie. Nécessité d’adaptation, l’atelier s’est recentré sur les identités qui n’apparaissent pas, les identités dominantes. Toucher un public diversifié n’est pas simple. Si les interventions vont dans ce sens, « avec les stages qu’on propose, on n’attire pas les adhérents du Medef », reconnaît Katia.
La Scop, de l’auto-exploitation ?
Malgré son statut de Scop, Vent debout reste une entreprise. Pourquoi avoir opté pour ce statut ? Un statut associatif voulait dire faire appel à des contrats aidés, donc précaires, et de demander des subventions. Hors de question : être radical, c’est rester indépendant, disent-elles. 1 000, 2 000 euros… chaque coopérateur emprunte auprès de son entourage pour une Scop sur mesure, sans rémunération du capital. Ces « billes à crédit » sont complétées par Le Pavé, qui organise sciemment sa propre concurrence. Difficile à comprendre pour les banques !
Le montant de la participation financière n’a pas d’impact sur la prise de décision : un associé égale une voix. L’égalité prévaut également du côté des salaires : 1 500 euros pour un temps plein. Un pactole pour ces habitués aux 900 euros mensuels. Mais pas grand-chose au regard de leur temps de travail. Entre administration, organisation, interventions et lectures de gros pavés, les nouveaux entrepreneurs commencent à tirer la langue. La frontière est ténue entre temps de travail et temps personnel. « Il y a une part de bénévolat, on travaille même le week-end. Et si on ne travaille pas une journée, est-ce qu’on se paie notre salaire ? On devient schizophrène ! Il ne faudrait pas qu’on se syndique et qu’on ait un délégué du personnel dans notre boîte… » En attendant, Vent debout ne se voit pas nécessairement grossir. Ni durer trop d’années, « si c’est juste pour vivre. Il faut prendre du recul… » D’ici-là, on leur souhaite bon vent.
Ludo Simbille
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