Depuis quelques années se développe l’idée que la source de valeur pour les consommateur ne se trouve pas seulement dans les produits et leurs qualités intrinsèques, ni même dans les qualités extrinsèques qui prennent la forme de la marque et de ses valeurs symboliques, mais dans l’usage même de ces objets, autrement dit dans une mystérieuse interaction du sujet et de l’objet. Cette idée d’interaction est un pis aller intellectuel, une manière de désigner le lieu ou se passe la chose sans être capable de dire ce qui se passe.
L’expérience est ce moment particulier où dans la pratique, l’usage, le sujet donne aux effets de l’objet un sens, une réflexion, un écho à des structures enfouies, une mémoire vive, ce qui dans l’aléa subsiste pour tenir lieu de ce que l’on tient pour être soi. Développons l’idée.
Un premier élément est une pensée du sujet. Le sujet est cet être qui se représentant soi-même, acquiert une idée de soi comme l’on construit l’idée d’un autre. Relisons Paul Ricoeur pour aller plus loin. Il est la chose qui se regarde, et choisit dans ce qu’il voit les éléments qu’il fera soit. Le sujet s’échappe à lui-même en renonçant à certains de ses attributs et se reconnaît en en sélectionnant d’autres. Le regard sur soi conduit à fabriquer une idée de soi dont nous n’avons aucun scrupule à penser qu’elle constitue le sujet. Ces éléments perdurent à travers le phénomène et sont élus comme constituant une identité. Le sujet n’a pas d’essence, il se construit dans les choix d’une intense réflexion. Autrement dit le sujet est moins une chose qu’une histoire, une histoire qui se retourne sur son cheminement, et revendique des éléments qui forge son identité. Le sujet est ainsi une accumulation raisonnée d’expériences particulières.
Ce sujet se confronte sans cesse à des objets nouveaux qu’il éprouve à l’aulne de son identité. Il donne sens aux événement qui martèlent sa vie, se les appropriant en les inscrivant dans sa biographie. Cette appropriation est l’expérience, et l’intensité de l’expérience tient dans la force avec laquelle un acte particulier résonne dans ce que le sujet a retenu de sa propre histoire, dans la mesure où cet épisode répond aux valeurs dégagées du flux de la vie, et signifie l’identité du sujet, ou au contraire l’aliène.
Notre propos est bien abstrait, il demeure cependant la trame d’une méthode d’analyse dont nous avons à défendre la force. Soulageons le lecteur en lui opposant un exemple simple. Une des belles réussites de l’industrie électronique est celle du Blackberry. Une réussite et une addiction.
Elle s’inscrit à notre sens dans l’expérience d’un sujet particulier : le cadre soumis à la dictature des e-mails. Ce cadre brillant qui cependant pour maintenir un statut se doit de répondre vite au multiples sollicitations dont il est l’enjeu. Ce sujet s’est construit dans l’habileté à répondre aux multiples sollicitations dont il est l’objet, il se maintient dans la capacité à répondre à chacun dans les limites de ses capacités. Il mène une course poursuite contre la pile des mails qui s’accumulent et construit une discipline, celle de répondre à chacun. Ce sujet a une histoire, il a appris douloureusement à utiliser le clavier d’un ordinateur, qu’il retrouve d’ailleurs sur ce terminal, il a souffert pour apprendre à classer ses courriers, s’est fait absorber par la convention de l’urgence, à trouver dans les gares, les hôtels et les aéroports les points de contact avec sa base, il a découvert comment éviter les opportuns, négocier des absences, et justifier son efficacité moins par ce qu’il fait que par l’aptitude à répondre vite et bien.
Le remarquable de cet outil est que par des choix de conception, de design, il répond non seulement au besoin, mais prolonge l’idée de soi, des sujets qui l’emploient. Cela tient au fond à peu de chose : le choix du clavier, la focalisation sur la fonction mail, le ciblage d’un corps social qui partage la même expérience.
De ce cas on apprendra deux ou trois choses : d’abord que l’expérience n’est pas l’émotion d’un instant mais le propre d’une vie ; qu’elle concerne essentiellement l’idée que l’on se fait de soi et les significations que l’on accorde à ce que l’on fait, l’expérience va ainsi au-delà de l’usage ; enfin que la mystérieuse interaction ne l’est pas autant que cela, il suffit de la considérer comme une appropriation, ce processus par lesquels le sujet absorbe les objets, autrement les subjectivise. On comprend alors, que l’expérience terrible est celle où les objets de consommation nous aliènent. Ce beau témoignage sans servir de preuve en donne une remarquable illustration,