Les spéculations vont bon train sur les décisions que pourrait prendre la Cour suprême sur l’élection présidentielle en République démocratique du Congo. Réflexions sur l’arrière-plan historique de cette crise
Décidément, rien n’est sûr au Congo si ce n’est la certitude de l’incertain. Alors que les premières estimations sérieuses donnaient monsieur Tshisekedi vainqueur de l’élection présidentielle ; les résultats de la commission électorale dont l’annonce a été, sans cesse, reportée, proclament le président sortant, Joseph Kabila, vainqueur, le vendredi 09 décembre. Celui-ci reconnaît le lundi 12 décembre que des erreurs se sont produites mais qu’elles n’invalident pas les résultats. Rappelons que c’est la Cour suprême qui est habilitée à valider les résultats des élections et non le président de la République qui en ce moment n’est qu’un candidat.
En 1958, faisant l’impasse sur les revendications politiques des Congolais qu’exprimèrent en 1956, les Manifestes des intellectuels du groupe de Conscience Africaine et de l’Abako, la Belgique s’éclate à l’Exposition universelle de Bruxelles. Le Congo belge -colonie modèle – que lui envient d’autres puissances coloniales est la plus étincelante vitrine belge symbolisant la réussite de “la mission civilisatrice” belge en Afrique centrale. Pitoyable trompe-l’oeil, ce décor s’effondre lors des révoltes populaires du 04 janvier 1959. Les masses urbaines s’en prennent avec fureur aux symboles les plus marquants de la domination coloniale. La détermination des Congolais à se libérer du joug colonial contraint les Belges, un an après, de négocier la fin de l’aventure coloniale lors de la conférence de la Table Ronde à Bruxelles du 20 janvier au 20 février 1960. Depuis lors, plus rien n’est sûr au Congo, si ce n’est la certitude de l’incertain qui a perverti le processus de l’indépendance, tant ses étapes que son aboutissement et ses prolongements dans le Congo indépendant : alors que, le 13 janvier 1959, le Roi Baudouin promet de conduire le Congo à l’indépendance, le gouvernement belge s’embourbe dans des atermoiements funestes qui débouchent sur une précipitation inconsidérée plongeant le Congo dans le chaos; le Chef de l’état, monsieur Kasa-Vubu et le Premier ministre Lumumba se démettent réciproquement, le 05 septembre 1960. Au mois de juillet 1964, l’ancien leader de la sécession katangaise, Tshombe rentre triomphalement comme Premier ministre du Congo. En 1996-1997, l’armée du Rwanda conquiert sans coup férir l’immense Congo alors que la France a depuis 1978 supplanté la Belgique en matière de coopération militaire qui a englouti d’énormes ressources financières sans que l’ex-Zaïre se dote d’un outil de défense capable d’assurer l’intégrité territoriale et la souveraineté du pays.
De l’audace et un sens de la vertu…
Actuellement, les spéculations vont bon train sur les décisions que pourrait prendre la Cour suprême de justice. Au vu du rejet massif des résultats officiels qui ne reflètent guère l’expression électorale de la majorité des citoyens, il est permis d’espérer que la probité intellectuelle et le sens civique l’emportent pour que la cour suprême casse cet infernal engrenage de la certitude de l’incertain dans lequel ont plongé le Congo de sordides convoitises étrangères que cautionne et amplifie la pusillanimité des élites politiques et universitaires gravitant dans les hautes sphères du pouvoir.
Le Congo est plongé dans de de sordides convoitises étrangères que cautionne et amplifie la pusillanimité des élites politiques
Depuis des décennies cet infernal incertain vicie les bases juridiques de l’édifice institutionnel du pays et annihile toute velléité de développement économique, politique et social du Congo. Souvent, les cours constitutionnelles, ainsi que les cours suprêmes de justice ont permis des avancées significatives pour asseoir et consolider le régime démocratique. Citons la célèbre référence de l’arrêt Marbury v/Madisson de la Cour suprême de justice des Etats-Unis d’Amérique en 1803. Sans les juges de cette cour, “la constitution est une oeuvre morte” écrivait Tocqueville. En 1970, notre cour suprême de justice rendit un arrêt pour exiger de Mobutu d’apporter la preuve qu’il n’est pas militaire afin de briguer la présidence de la République. Il appartient à la cour suprême d’assumer ses responsabilités et de confondre ceux qui la critiquent en donnant les preuves de son indépendance. Comme il appartient aussi à la classe politique de respecter les choix des électeurs si la cour tranche, sans la moindre ambiguïté, en tenant compte de l’expression électorale réellement exprimée dans les urnes. Une intense mobilisation citoyenne porteuse des millions de pétitions riches des arguments développés par d’éminents juristes depuis la désastreuse révision constitutionnelle, devrait amener la cour à rendre un verdict qui s’attache à sanctionner une violation délibérée de la constitution afin de concilier une légalité viciée par l’inconstitutionnalité de la révision et une légitimité bafouée par les fraudes massives.
Une mémoire historique dépouillée de mythologies pour réinventer le politique…
Il est étonnant que le Chef de l’état évoque des erreurs sans préciser lesquelles et leurs auteurs. Il est vrai qu’il ne pouvait continuer de se taire face aux mouvements massifs et déterminés de rejet contre lui ; ainsi que les différents rapports des organisations de défense des droits de l’homme et des observateurs internationaux des élections. En somme il vient de placer la Cour suprême – qualifiée par les partis d’opposition d’organe servile -au pied du mur ; elle ne peut plus ignorer les aveux de fragilité du président. La participation massive des Congolais aux élections répondait, entre autre, à un objectif précis : solder les comptes et les mécomptes des interventions militaires étrangères de 1996-2000, desserrer l’étau du régime de Kigali sur le champ politique congolais comme semble l’attester la désinvolture du président Kagamé lors du défilé du 30 juin, ainsi que la protection qu’accorde Kigali à Nkunda. Les accablants rapports de l’ONU laissent Kigali de marbre ; les Congolais sont stupéfaits du silence assourdissant de leur gouvernement.
En somme lui et ses obséquieux laudateurs congolais et étrangers se sont lourdement trompés sur les Congolais en minimisant le degré de leur intelligence politique tout en ignorant allègrement l’histoire de ce pays qui est faite des mouvements d’indocilité à l’égard de toute autorité voulant confisquer le pouvoir et assujettir les Congolais. En revanche, la stratégie mise en place depuis 2008 faite de mépris de la constitution pour s’incruster au pouvoir échoue lamentablement. Par ailleurs, on ne comprend pas le discours que le Chef de l’état a prononcé devant le sénat belge pour rendre un vibrant hommage aux pionniers de l’aventure coloniale du Roi Léopold II alors qu’au sein des universités belges s’esquisse un courant historiographique qui déconstruit les légendes dorées sur l’entreprise léopoldienne. Il est ahurissant de constater que la veille de ce discours, le Chef de l’état avait rencontré deux éminents historiens dont l’esprit critique contribue à libérer l’écriture et l’enseignement de l’histoire congolaise du corset idéologique qui en a obscurci l’intelligence.
En 1992, monsieur Etienne Tshisekedi a été élu Premier Ministre à la Conférence nationale souveraine avec une très large majorité dépassant les contours ethniques. L’accuser d’incitation à la haine ethnique relève de machination politique; penser et façonner le champ politique, les cultures politiques et les cultures du politique en termes ethniques ne sont pas des réalités congolaises mais plutôt rwandaises comme semble le démontrer l’histoire de ce pays. Rappelons qu’en juin 1957, des intellectuels rwandais formés dans des institutions scolaires catholiques publient un Manifeste intitulé “Manifeste du mouvement social Muhutu”, alors qu’en 1956 au Congo, des intellectuels issus des milieux scolaires catholiques rassemblés au sein du groupe Conscience Africaine, transcendent les particularismes ethniques pour hisser leur quête d’émancipation politique au niveau national et africain. Ce groupe formera l’ossature du parti, Mouvement national congolais en 1958 qui sera l’épine dorsale de la majorité parlementaire au lendemain des élections de 1960.
Sortir la coopération de sentiers tortueux…
La politique africaine de la France, notamment au Congo, est une pièce essentielle de l’architecture du piège que le pouvoir de Kinshasa a tendu aux électeurs et dans lequel il est tombé, entrainant ses soutiens occidentaux fort embarrassés. L’uranium… tel est l’unique but du voyage-éclair du président Sarkozy au Congo au mois de mars 2009. La France avait protesté en 1955, lorsque la Belgique avait conclu deux traités de coopération nucléaire en juin avec les Etats-Unis et en novembre avec la Grande-Bretagne. Elle fit remarquer que “le fait pour le gouvernement belge de réserver à un ou deux états déterminés la plus grande partie de l’uranium produit par le Congo belge peut paraître constituer un manquement aux principes d’égalité économique et de non-discrimination stipulés par la convention de Saint-Germain “
Par ailleurs, les ambitions rivales de la France et de la Belgique ne plaident pas en faveur d’une approche lucide de la diplomatie de ces deux pays dans cette région, surtout que le jeu de la Chine bouscule les données économiques ainsi que leurs conséquences sur les marges de manoeuvres des acteurs politiques congolais. Hier, les logiques perverses de la guerre froide ont rabougri les politiques de coopération européenne en Afrique. Les rivalités franco-belges et franco-américaines en Afrique centrale ont lourdement hypothéqué le devenir du Congo. Aujourd’hui, le substrat culturel de l’espace francophone peut utilement servir de fondement pour construire l’espace politique européen où les états francophones de l’Union européenne (Belgique,France et Luxembourg) et du Groupe ACP pourraient conjuguer leurs ressources diplomatiques afin de promouvoir le multilatéral, en l’occurrence le communautaire francophone, comme alternative à la dictature des institutions de Bretton Woods qui alimentent et entretiennent une interminable crise financière dont tirent profit de véreux spéculateurs.
Oser le pari de l’intelligence-critique…
Il ya 50 ans, par un sursaut patriotique salutaire, les élites politiques tirant leur légitimité du suffrage universel, conjuguèrent leurs ressources pour dégager le pays de l’impasse institutionnelle et politique résultant des révocations de septembre 1960. C’est ainsi que le parlement s’est réuni au conclave de Lovanium au mois d’août 1961 pour investir le sénateur Cyrille Adoula, Premier Ministre. Il est significatif que cet événement politique soit survenu quatre mois après le congrès constitutif de l’union générale des étudiants congolais (Ugec 04-07 mai) et un mois (juillet) après la création de l’Association générale des étudiants de Lovanium (Agel) qui jetèrent les fondements d’un mouvement étudiant dont les engagements intellectuels suscitèrent beaucoup d’espoir dans la société congolaise. C’est le moment de fructifier les acquis du mouvement étudiant pour solder le contentieux né de la caporalisation des universitaires congolais par le régime Mobutu.
Un pays qui veut se reconstruire sur des fondamentaux -culturels et politiques- assainis ne peut se passer du concours intellectuel et scientifique d’une intelligentsia pétrie d’éthique intellectuelle critique. 50 ans après, ce n’est donc pas le moment de se résigner pour livrer le Congo aux créatures politiques qui ont investi le champ politique par effraction, à la faveur des interventions militaires étrangères qui ont permis aux états régionaux en cotutelle avec certaines puissances occidentales de régenter l’échiquier politique congolais.
Le ténébreux versant de l’actualité brûlante n’offre qu’une vision partielle des réalités congolaises qui comportent aussi des zones lumineuses qui sont autant des lueurs d’espoir pour l’avenir. Une lecture critique de ces zones lumineuses fleuries au coeur des événements par lesquels les Congolais ont façonné le devenir de leur pays, entre 1955-1965, nous permet de mesurer l’ampleur des enjeux d’une actualité électorale dont l’importance ne peut se mesurer correctement qu’à travers l’analyse critique d’une histoire complexe et riche ayant ses longues durées et ses accélérations; ses dynamiques et ses récurrences; ses continuités et ses ruptures qui ont marqué les facteurs ayant eu des effets bénéfiques; ainsi que les causes- conjoncturelles et structurelles – des drames qui ont anéanti les espérances nées de l’indépendance.
C’est sans doute aussi le moment de s’appuyer sur les vertus de “l’endurance d’un espoir entretenu par une pensée critique qui cherche, infatigable et lucide, les points d’horizon social d’où attendre ce qui vient d’autre”, selon le mot de Michel de Certeau à propos d’Herbert Marcuse.
Anicet MOBE,
Chercheur en sciences sociales, membre du collectif des intellectuels congolais DEFIS