Paris, 25 septembre 2006… (à la maison après ma démission de BC-HS, la “banque locale du coin” dixit la pub…)
Je m’appelle Marwan, j’ai 28 ans, je suis Français d’origines égyptienne et algérienne. Je suis marié à Farida (29 ans, conseillère en assurance) et papa de Djibril (5 mois et demie, profession: plus beau bébé du monde). Je suis ingénieur en mathématiques financières de formation, et je travaille depuis la fin de mes études en février 2003 dans la finance de marché. J’ai démissionné hier.
A l’instant où j’écris, j’ai beaucoup de questions qui me viennent en tête, des plus futiles aux plus importantes : Est ce que j’ai pris la bonne décision ? Est ce que je dois le dire à mes parents et comment vont ils le prendre ? Est ce que j’arriverais à faire face à toutes les dépenses de la maison quand les sous que nous avons mis de côté, mon épouse et moi, auront été épuisés ? Est ce que je vais retrouver un autre boulot et, si oui, lequel ? Qu’est ce que j’ai envie de faire de ma vie ? Comment savoir à l’avance que je ne me lasserai pas de mon futur job ? Pour quoi suis je vraiment doué ?
La seule certitude que j’ai quant à mon futur ex-job, c’est qu’il ne me plait pas et que ma responsable ne me plait pas plus (je ne parle bien sur pas de son physique, qui même si je m’étais posé la question ne m’aurait pas plus plu non plus). Pour cette raison, et compte tenu de ma difficulté à faire des compromis sans avoir le sentiment d’être dans la compromission, démissionner était l’option la plus raisonnable, pour peu qu’il puisse être raisonnable de démissionner juste parce qu’on n’aime plus son travail.
J’ai parfois l’impression que nous sommes une infime minorité à nous poser la question de l’utilité de ce que nous faisons. Quand je vois l’assurance des gens qui vont au travail le matin en arrivant à La Défense, je trouve qu’ils ont l’air d’être animés d’une volonté que je suis incapable de saisir. Le pas cadencé et décidé du travailleur ponctuel est quelque chose qui défie ma compréhension. De mon côté, ça fait quelques années maintenant que je me pose la question suivante chaque matin en arrivant au bureau : pourquoi ?
J’ai depuis trouvé quelques réponses pratiques à cette question, mais aucune ne me satisfait encore vraiment :
1) Parce que.
2) Parce qu’il faut bien trouver un moyen de subsistance, une ressource d’argent qui va nous permettre de payer nos dépenses courantes, les paires de baskets, les vacances, la voiture et un tas d’autres choses dont je ne questionne pas l’utilité, dans ce chapitre tout au moins. Autant donc trouver le travail qui va maximiser le budget de subsistance, sous contrainte d’adéquation entre la mission et les compétences de chacun, et sous l’hypothèse que chacun utilise ses compétences pour son travail – une hypothèse qui, comme nous le verrons par la suite, n’est pas toujours réalisée.
3) Parce que papa a dit, et si papa a dit…
4) Parce que la vie d’un pays (une grande entreprise à elle seule) est faite d’entreprises, au sens philosophique du terme (la tentative d’un homme ou d’un groupe d’hommes de réaliser un projet), que parmi ces entreprises il y a des entreprises, au sens socio-économique du terme (entreprise dont l’objectif est de vendre des biens ou services), et que pour participer à la vie de la société (pas seulement de l’entreprise donc), il faut prendre part à l’une des entreprises et apporter de cette façon sa contribution à l’édifice social qui nous a permis de grandir, d’apprendre et de vivre…(si quelqu’un a compris ce que j’essayais de dire dans ce passage, merci de me le faire savoir).
5) Est ce que je vous en pose des questions ?
La première réponse me paraît la plus honnête, car elle reflète l’absence apparente de questionnement par chaque individu dans notre société de la raison qui le pousse à agir et des conséquences de ses actes. En plus, quand on pose explicitement la question « Pourquoi est ce que tu vas au travail ? », l’interlocuteur se met naturellement dans une position défensive et répond dans la plupart des cas en essayant d’éluder la question. Il y a des questions qu’il ne vaut mieux pas poser quand on travaille dans une entreprise « aïe tèque ». L’utilité de ce que l’on y fait en est un exemple.
Comment j’ai débuté ma première expérience dans le domaine de la finance?
Dans l’école où j’ai étudié, L’Ecole Supérieure d’Ingénierie Léonard de Vinci, la formation est complétée par trois stages en quatrième, septième et dixième semestre. Les deux derniers stages doivent être consacrés à des missions correspondant à l’option choisie par l’étudiant (Mathématiques financières en l’occurrence). Quatre mois avant le début du stage intermédiaire, j’ai commencé ma recherche, en préparant soigneusement mon CV et mes lettres de motivations, en faisant des simulations d’entretien avec la conseillère en recherche d’emploi de la bibliothèque de mon école et en visitant régulièrement les salons professionnels quand je n’avais pas cours. J’ai envoyé une cinquantaine de candidatures ciblées, en essayant de faire de mon mieux pour décrocher des entretiens, sans grand succès. Une dizaine d’entreprises m’ont répondu tout au plus, toutes par la négative. Mon profil a bizarrement « retenu toute leur attention, mais ils ne pouvaient malheureusement pas donner suite à ma candidature ».
J’ai souvent essayé d’imaginer ce dont ils me parlaient : une conseillère en ressources humaines qui arrête tout ce qu’elle fait pendant un moment, durant lequel elle focalise toute son attention sur mon profil et, dans un élan dramatique, elle se rend compte que le poste n’est pas fait pour moi. Pourquoi ? On ne le saura jamais. Par contre, on sait qu’après cette révélation accablante, la tristesse et le regret se sont abattus sur elle (oui, les deux en même temps), mettant au jour le même malheur que d’autres ont ressenti avant elle, celui de ne pouvoir donner suite à ma candidature. Toute cette effusion de regrets que je recevais dans des enveloppes pré-timbrées imprimées en série ne me laissaient bien sur pas indifférent, au point que j’ai décidé d’y répondre :
« Madame (ou Monsieur) la conseillère RH,
Non, il ne faut pas être triste. Ce n’est pas de votre faute si je ne fais pas l’affaire pour cette offre. Qu’importe si l’intitulé du poste proposé est ‘recherche ingénieur en mathématiques financières, avec connaissances en modèles de volatilité’ et que c’est justement le titre et le contenu de mon CV. Si vous n’avez malheureusement pas pu donner suite à ma candidature, c’est que vous aviez senti mieux que personne que ce poste n’était pas du tout fait pour moi (ou l’inverse). Permettez moi de rendre ici hommage à ce courage dont vous avez fait preuve quand, à votre corps et à votre conscience défendants, vous avez écrit, timbré et posté de vos petites mains innocentes cette lettre de refus au verso de laquelle je me permet de vous répondre. Je me suis appliqué à photocopier ma signature en bas de cette page pour reprendre vos standards. J’espère que vous apprécierez.
Cordialement »
Avant toute autre considération, j’attire votre attention sur le « cordialement » final. Il semble que dans la vie professionnelle, ce soit le meilleur opérateur de salutation. Il instaure une ambiance ‘cordiale’, donc à la fois amicale, détendue et professionnelle qui dénote chez l’utilisateur une bonne compréhension du fonctionnement des grandes entreprises.
Mes parents commençaient à stresser un peu, surtout quand ils ont su que l’autre « minorité visible » de la classe, mon amie Sophie, d’origine chinoise, tardait aussi à trouver un stage. J’aime bien quand les gens parlent de minorité visible pour parler des noirs, des arabes, des indiens, des asiatiques et de tout ceux qui ne sont pas de la couleur de Molière. Comme si les blancs étaient invisibles. Cà expliquerait au passage qu’ils arrivent à s’introduire dans les grandes entreprises plus facilement. Dans le même registre, permettez moi de rappeler que jean marie le pen, lui aussi est une minorité visible, sa figure au strabisme divergent tire en effet sur le rougeâtre, avec quelques reflets de mauve vinassien et une belle dentition beige-tchernobyl. “Minorité visible” …encore l’exemple de quelqu’un qui voulait être ou paraitre sympa en évitant de dire les mots tabous « noirs » et « arabes » et qui a inventé une expression qui ne veut rien dire.
Je disais donc que mes parents commençaient à s’inquiéter un petit peu. Mon père maintenait le cap pour ne pas me désespérer : « Ne t’inquiète pas, c’est rien, tu n’as juste pas encore trouvé le poste qui te convient ». Il confirmait donc ce que toutes les conseillères RH d’Ile de France s’évertuaient à m’expliquer depuis des semaines. Il fallait vraiment que je sois têtu pour continuer.
Il me paraît utile, à ce stade, et pour vous aider à imaginer mon état d’esprit, de préciser que je devais également me marier cette année là quelques jours à peine avant le début du stage, et que Farida (mon épouse) travaillait déjà en plus de ses études pour payer nos dépenses et nous permettre d’emménager ensemble. Le stress commençait donc à suivre sa classique courbe exponentielle, mais je faisait mine de rien pour ne pas être perturbé en cours. José da Fonséca, mon professeur responsable, m’a fait venir dans son bureau et m’a mis les idées au clair. Il a mis des mots sur ce que je ressentais déjà. La France est un pays d’immigration où le racisme est toujours latent, bien qu’on s’en défende. C’est, de manière générale, très difficile de trouver un stage ou un emploi sans piston et, comme j’en avais pris l’habitude depuis la maternelle, il me faudrait bosser encore plus que les autres pour enfin accéder au cercle des gens qui n’ont pas à surveiller l’arrivée des huissiers en bas de l’immeuble. C’est pour ça que j’ai été programmé depuis petit par mes parents, et rien ne m’en détournerait.
José da Fonséca envoie alors mon CV en le recommandant à un des responsable d’une des salles de marché, dans une banque française bien connue, la Société Particulière et me décroche un entretien. Quelques heures avant d’épouser Farida, je suis en entretien dans un bocal au milieu d’une salle de marché avec deux hommes qui connaissent très très bien leur sujet et qui sont chargés de savoir si je connais le mien. Après deux heures de questions techniques, d’explications mathématiques du pourquoi et du comment de tel ou tel phénomène financier, l’un des deux conclut : « Marwan, tu nous appelle pour nous donner ta reponse ? » A ce moment précis, c’est le cataclysme dans ma tête. Ma réponse ? C’est déjà tout vu ! Où est ce que je dois signer ? Donnez moi mon contrat, voyons. Je leur concocte une réponse bateau pour appuyer le bluff en espérant que ça marche « Oui, bien sur, je dois encore un petit peu réfléchir et comparer avec les autres offres qu’on m’a faites. Je vous appelle Lundi. » Les deux personnes qui m’ont reçu s’appellent Faouzi et Karim. C’étaient des “agents infiltrés” comme je les appelle. Ils n’essaient pas de faire rentrer des arabes dans la boîte par prétendue « sympathie envers leurs semblables ». C’est juste qu’ils ne se sont même pas posé la question et, au fond, c’est tout ce qu’on demande à un recruteur. Ils ont lu mon CV. Ils m’ont évalué en entretien. Ils m’ont embauché. J’étais vraiment soulagé. Je suis allé me marier en sortant de mon entretien. C’était un vendredi après midi. Le mariage religieux a eu lieu chez mes beaux parents ce soir là et la cérémonie civile le lendemain, dans la seule mairie de la région parisienne qui ressemble à l’empire state building : celle de Gennevilliers. On est partis en lune de miel à Marseille, où on a loué une Twingo avec 20% de réduction grâce à nos cartes 12-25 (à l’époque ces 20% représentaient une somme importante pour nous), et en rentrant j’ai commencé à travailler dans la finance…