La Défense, 15 février 2003 (stage de fin d’études à la salle de marché “dérivés actions & indices” de la Société Particulière)
Une salle de marché fonctionne de la manière suivante : les traders achètent et vendent sur les marchés financiers une catégorie de produits bien spécifique selon un ensemble de stratégies qui détermine leur « activité ». Ils sont appuyés par les assistants-traders dans cette tâche, chargés du suivi des « positions » et des relations avec les équipes de support. Les traders sont surveillés par les chefs de desk chargés de les encourager à plus de performance, de les orienter dans leur travail au quotidien et de compter l’argent rapporté à la banque. Les chefs de desk sont eux même surveillés et motivés par les chefs d’activités. Les chefs d’activités rapportent au chef de salle, qui lui-même rapporte au chef des activités de marchés, et le grand œil-camera collé là-haut au plafond les surveille tous… oui oui, comme dans un casino. Si tout ce beau monde se lève tous les matins, c’est qu’il y a des millions d’euros à gagner chaque jour pour le compte de la banque, car la banque gagne toujours. Elle doit toujours gagner, et l’ensemble du système financier est construit autour de cette exigence.
Il y a aussi les équipes de « quants » (comprendre « analyste quantitatif ») des financiers très doués en mathématiques chargés de donner de nouvelles idées au trader ou de donner un prix à des produits compliqués, les équipes de « risk management », qui veillent à ce que les paris pris par les traders ne risquent pas de faire perdre trop d’argent à la banque, et toutes les équipes de support que je présenterai un peu plus tard.
Pour vous donner une idée du genre de personnage qu’on peut croiser en salle de marché, prenons l’exemple d’un trader moyen que j’ai cotoyé : Benjamin.
Benjamin était jeune, blond, et issu d’une famille aisée où quasiment tout le monde est, en apparence au moins, jeune, blond et issu d’une famille aisée… Benjamin vit seul dans un grand appartement de Paris. Il a une petite amie asiatique (il aime le préciser) qu’il emmène de temps en temps en vacances ou au restaurant. Benjamin saute tous les matins dans sa porsche et fonce vers le boulevard circulaire de la Défense, le fief de la Société Particulière. Dans sa chemise en coton de fil doublé, avec aux pieds des mocassins qui coûtent cher (c’est tout ce qui les qualifie vraiment en fait), Benjamin se sent bien quand il débarque à 8h30 sur le desk. Il aime savoir qu’il est considéré comme étant le maillon final de la chaîne alimentaire (juste avant le requin blanc qui mangerait sa propre mère). Quand il est trash, Benjamin met ses asics un peu salies par la terre battue des cours de tennis et son polo de rugby rose (le vendredi en général parce que c’est « casual »). Quand il est fâché, Benjamin hurle sur le support informatique. Quand il est content, Benjamin va faire la fête avec ses amis (ses collègues).
A ce stade, il parait important de préciser que toute « fête » approuvée par Benjamin et ses amis implique la consommation de grandes quantités d’alcool et de drogues plus ou moins douces, ainsi que la présence de filles plus où moins belles et plus ou moins conscientes. Concernant sa vie professionnelle, Benjamin est diplômé d’une grande école d’ingénieur, mais il n’avait que peu d’intérêt pour l’aéronautique où la recherche, et a préféré s’orienter vers un secteur qui sait mieux qu’aucun autre récompenser ceux qui le soutiennent.
La journée se passe entre clics frénétiques sur la souris à chaque transaction, passages de savons violents aux équipes de support et visionnage de vidéos pornographiques sur internet, sans parler des photos de tortures de femmes tchétchènes et autres horreurs sur lesquelles le chef de la salle, assis à trois fauteuils de là, ferme les yeux, car Benjamin rapporte chaque année beaucoup, beaucoup d’argent à la Société Particulière, et il serait malheureux de froisser un élément si prometteur. Ce sont donc les tapes amicales du chef qui viennent clore la journée de Benjamin. Benjamin a aussi plein d’idées sur la politique et le développement, qui finissent en général par des tirades à la gloire d’Alan Greenspan (l’ancien responsable de la banque centrale américaine).
Benjamin aime le rap car il écoute Diams et quand il s’agit de parler des banlieues, il aime bien citer des passages de « La Haine », qu’il considère comme une référence sur le sujet. Je lui répondais souvent par des « yo mother%**$$ » quand il m’adressait la parole. C’est marrant comme les ploucs du style de Benjamin aiment se sentir proche, en apparence du moins, des noirs et des arabes qu’ils peuvent côtoyer, comme pour s’encanailler l’espace d’un instant dans les fantasmes que notre société construit autour des « jeunes des cités », même si comme moi ils n’en sont pas. On pourrait dire que Benjamin est un personnage détestable, mais pourtant tout le monde convoite sa place dans la tour de la Société Particulière, des informaticiens aux comptables en passant par le personnel de la cantine. Il est invité dans son ancienne école pour parler aux étudiants, et les articles des revues financières parlent de sa vie comme d’une réussite formidable dans le monde financier. Les livreurs de pizza le regardent d’un air envieux arrêtés au feu rouge, et son banquier l’appelle pendant ses vacances pour l’informer de l’enneigement des pistes…
Quand il s’agissait du travail, Benjamin excellait : il comprenait parfaitement la logique du marché financier sur lequel il travaillait, et arrivait à se défaire complètement des implications qu’avait notre activité sur la vie des gens dans le monde réel. Tous ces écrans, c’était un peu comme un jeu vidéo pour lui, une espèce de monde virtuel où il s’agissait juste d’accumuler le maximum d’argent en un temps limité, pour bénéficier d’un bonus le plus important possible (la récompense variable et annuelle versée aux personnes qui travaillent dans la finance) et pouvoir s’acheter un plus grand appartement, des chemises plus luxueuses et une porsche plus rapide avec des vitres plus teintées pour ne pas voir ce qui se passe à l’extérieur.
Il est important d’essayer de comprendre ce qui fait que Benjamin n’est pas reconnu pour ce qu’il est vraiment : un déchet sans humanité, fruit d’une société organisée pour gagner plus et plus vite, même si cela doit tous nous mener à notre fin. Au lieu de cela, il est érigé en modèle professionnel et envié par beaucoup. Tout cela n’est pas de la faute de Benjamin, mais des valeurs qu’il porte et que nous plaçons, à tort il me semble, comme directions dans nos vies: celles de l’efficacité, de la course à l’argent rapide, du plaisir immédiat, de l’exclusivité par la sélection économique, dans un monde où on rêve presque tous d’être « young, rich & beautiful », et peu importe si nous devons y perdre notre âme au passage. Au fond, tout le monde veut être quelqu’un, mais personne n’accepte d’être lui-même. C’est vrai que Benjamin portait sa part d’arrogance et une façon assez abjecte de se dédouaner du sort du reste du monde, mais dès lors que j’avais choisi une voie professionnelle proche de la sienne, au nom de quoi vaudrais-je mieux que lui ?
Répondre à cette question le plus honnêtement possible, c’était déjà quitter le monde des banques et les salles de marchés…