Les mots sont importants. Il est pourtant dommage qu’ils ne soient pas livrés avec leur mode d’emploi. Les dictionnaires sont des répertoires de spécifications, la grammaire un schéma de fonctionnement très technique, mais aucun n’explique quand ni comment utiliser un mot pour lui assigner une mission précise. Entre ce qu’on essaie de dire, ce que l’on dit et ce que notre interlocuteur comprend finalement, il peut y avoir un espace, parfois un gouffre de malentendus. Dans ce gouffre, on trouve beaucoup de quiproquos, quelques moments drôles, parfois de grandes incompréhensions lourdes de conséquences. Les mots portent plus en eux que leur simple sens: ils touchent, conotent et dénotent, amènent des champs lexicaux avec eux dans les oreilles où ils s’infiltrent, font ressurgir des souvenirs, créent des émotions. Maîtriser les mots, c’est avoir une armée à son service.
Dans l’entreprise, même les mots anodins perdent leur innocence, se transforment en mots-traitres, en mots-espions au service d’une logique. Je nomme “mot traitre” tout mot ou expression qui tente de signifier autre chose que ce qu’il est.
Exemple: “plan social” est la jonction entre le “plan”, qui porte avec lui l’avenir, l’activité future et “social”, qui convoque le sentiment de solidarité, d’équité envers les salariés. Pourtant, un “plan social” consiste simplement à diminuer les effectifs d’une entreprise pour maximiser ses profits, on est donc bien éloignés de l’idée plutôt positive que semblait porter l’expression.
Il y a aussi des adjectifs qui ne contredisent pas leur opposé: quelqu’un est “pertinent” quand ses remarques et commentaires sont àpropos, apportent un éclairage intéressant; pourtant, dire de quelqu’un qu’il est “impertinent” est également un compliment, car cette personne amène dans la discussion ou le débat des questions qui dérangent et font émerger des éléments jusque là laissés de côté.
Dans l’entreprise, donc, les mots sont des outils qui permettent d’orienter les employés dans une direction précise: si on souhaite les orienter vers la cohésion, on parlera d’esprit d’équipe, de solidarité, d’unité. Si on souhaite obtenir d’eux plus de productivité, on utilisera des familles de mots qui ont trait à la compétitivité, à la performance sportive ou au conflit avec les concurrents. On a pendant longtemps décrié le fait que des mots repris de l’anglais étaient introduits à tord et à travers dans notre vie courante au détriment de la langue française. Pour lutter contre celà, une comission parlementaire avait travaillé sur un protocole de défense de la “Langue Française” qui avait recommandé que des quotas soient fixés pour la diffusion de chanson française à la radio, et qu’on remplace par la même occasion un certain nombre de termes étrangers par des expressions françaises: en suivant ce rapport, il ne faut donc plus dire “airbag” mais “coussin de sécurité”. Pour les mêmes raisons, on ne dit pas “baffle”, mais “enceinte acoustique”, ni “buzz” mais “bourdonnement”, ni même “didacticiel” mais “logiciel éducatif”. Les “crashs” sont devenus des “écrasements” et les “e mails” des “mels”. Voilà donc la langue de Molière protégée contre les intrusions… Il est malheureux que les recommandations de la comission parlementaire n’aient pas été appliquées dans ma banque, où il était possible de tenir le discours suivant sans risquer de se faire lyncher:
“Tu sais ce que j’aime sur ce desk, c’est qu’il y a une ambiance vraiment challenging. Le boss applique son leadership sans être trop hardcore avec les nouveaux. C’est vraiment une logique win-win. Au début, on a fait des brainstorming pour trouver les best practices sur le trading de swaps. Ensuite, une fois que ça a été acté, on a commencé à spieler (prononcer chpiller - du verbe allemand spielen). Moi cette année, j’ai bien performé, du coup ils vont peut être m’upgrader après la review…”
Pour les gens normaux qui ne comprennent rien au paragraphe ci dessus, voici quelques explications sommaires. La finance de marché, c’est l’apogée d’un système de valeur: celui de l’efficacité intellectuelle et opérationnelle, de la compétitivité et de l’individualisme sous couvert d’esprit d’équipe. Pour faire vivre ce système, il faut insuffler dans la vie de l’entreprise un certain nombre d’idées. Les mots construits par le “management” et les équipes de communication (interne et externe) sont chargés de porter ces idées.
Le sport et son champ lexical sont au centre de cette dialectique, car l’activité sportive est un cadre qui permet théoriquement d’exercer une compétition entre des individus ou des groupes d’individus tout en maintenant entre eux une relation cordiale (oui oui, toujours de la cordialité) où règnent l’équité et le respect mutuel. En s’habillant des mots du sport, le langage d’entreprise s’attribue une part des émotions positives que l’évocation du sport amène avec elle.
Le leadership désigne la façon dont, au sein d’une équipe, un dirigeant peut exercer une autorité légitime (ou plutôt légitimée par son bonus annuel), pour “le bien de toute l’équipe.
Challenging, cela veut dire qu’au sein d’une même équipe les individus sont en compétition pour l’assentiment du chef, dont l’affection est proportionnelle au montant de bénéfices que chaque membre de sa team a rapporté à la banque.
Spieler, de l’allemand spielen (jouer), est le verbe qui désigne l’action de prendre des risques sur les marchés financiers. Par extension, “le spiel” est l’expression utilisée pour désigner l’aléa que porte une transaction.
Le team building est une pratique qui consiste à proposer des activités extra-professionnelles aux membres d’une même équipe pour tenter de créer des liens entre eux malgré l’esprit de compétition qui règne. Celà se solde en général par quelques poignées de mains viriles après une soirée arrosée, ou bien des vrombissements agressifs sous le capot des décapotables à la sortie de la station d’essence du boulevard circulaire qui jouxte la Société Particulière.
Work hard, play hard est pour moi une expression emblématique de ce système de valeurs, dans le sens ou elle porte en elle une apologie de l’aggressivité, dans la vie professionnelle comme dans la vie de tous les jours. Toute l’architecture de l’entreprise est bâtie autour de cette recherche d’efficacité aux dépens des considérations de bien être des employés. Il faut être performant, rapide, aggressif dans le travail vis à vis des concurrents et des équipes de support. Pour compenser ce déficit humain, on fait des chèques pour remplir les comptes en banques, en espérant que cet argent permettra d’acheter le bonheur dont notre vie professionnelle nous exclue, mais on ne peut pas racheter la part de notre humanité qu’on a sacrifiée sur le chemin de cette étoile morte qui prétendait s’appeler “réussite”…