La Défense, 11 septembre 2001 (arbitrage de produits de taux pour la Société Particulière)
La bonne nouvelle du début de stage, c’est que mon ami Ben (qui porte le même prénom que « l’aurible Benjamin » de l’épisode III) a été pris en stage dans l’équipe voisine de la mienne, du coup on est assis l’un à côté de l’autre. Ben est mon binôme naturel à l’école, et après les premières semaines de stage où j’étais tout seul, je suis bien content qu’il soit là avec moi. C’est un peu comme à la rentrée quand on commence dans une nouvelle école, on a un nœud au ventre une fois que papa et maman sont partis, mais quand on retrouve son copain de jeu, tout va vite beaucoup mieux.
Dans l’ascenseur, Ben est surpris que les gens ne répondent pas à son « Bonjour » matinal. J’en profite pour commenter à haute voix, au milieu des vapeurs de parfums chics dégagées par la crainte du retard : « Tu vois Ben… c’est pas parce qu’on est plus riches qu’on est plus polis », ce qui crée un petit malaise et quelques sourires forcés dans l’ascenseur, où tout le monde se donne le plus grand mal pour éviter mon regard en se concentrant sur ses pieds ou sa montre. En fait, personne ne se dit bonjour dans l’ascenseur, probablement parce qu’une bande d’arrogants impolis s’en sont abstenus une fois, et que chaque nouveau passager de l’ascenseur a fini par croire que c’était la norme, et qu’il paraîtrait pour naïf (le pire défaut qu’un cadre de la finance puisse avoir) s’il s’avisait de saluer les autres alors que ça ne se faisait manifestement pas dans cet ascenseur. Fort de cette expérience, nous avons conduit durant les semaines suivantes une série de tests : il semblerait qu’en s’adressant un par un aux passagers de l’ascenseur pour les saluer, on a plus de chance d’obtenir une réponse, très probablement parce que la norme se module selon qu’elle s’applique à un groupe ou à un individu.
La pause matinale que nous avons très vite instaurée autour de 10h45 nous a permis de conduire deux études détaillées pendant notre stage : l’une sur le bidule (voir l’épisode II) et l’autre sur les similitudes entre la vie dans la savane et celle dans le monde de l’entreprise. Fans de documentaires animaliers, il nous fallait reconnaître, en toute objectivité, qu’il y avait des similitudes pour le moins frappantes. Il y a les espèces qui broutent et les prédateurs. Ceux qui broutent…broutent. Les autres mangent ceux qui broutent. Le fait est que brouter, c’est déjà choisir de ne pas manger les autres. Mais quand on broute, sait on vraiment qu’il existe d’autres choix alimentaires possibles? Toutes les petites mains invisibles qui travaillent dans l’ombre des « stars » de l’entreprise ne sont pas souvent remerciées pour leur travail, de celles qui tamponnent les lettres 4700 fois par jour à celles qui sèchent les assiettes au restaurant d’entreprise de la Société Particulière. Ces mains appartiennent à des hommes et des femmes qui ne sont considérés que comme accessoires dans le fonctionnement de l’entreprise. A coté d’eux vivent les prédateurs, que tout le monde admire pour leur pelage et leur férocité. Regards sanguins dans les couloirs en chemin pour des réunions tendues, sourires carnassiers quand l’argent rentre dans les caisses. Au sein même du groupe des prédateurs, une concurrence sauvage règne pour savoir qui sera le mâle dominant de l’année, qui aura le plus gros bonus… et qui sera convoité par les femelles qui rôdent autour. La cafétéria du rez-de-chaussée de la Société Particulière (au fond du hall, après avoir passé le bidule) est un cadre idéal pour observer les luttes de popularité auxquelles se livrent cravates rayées, chaussures italiennes et escarpins à bouts pointus. On y sert du café issu du commerce équitable. On y parle sans distinction d’importance de la Starac, des élections ou de la dernière Aston Martin.
Le 11 septembre 2001 était un matin qui commençait comme ça.
Les écrans de CNN présents dans la salle de marché déversaient leur flux d’informations hétéroclites dans un ton monocorde dans l’émotion mais modulé de manière dynamique comme le préconisent les écoles de communication, pardon que dis-je, de journalisme américaines. Quand les avions percutent les deux tours du World Trade Center à New York, les deux tours de la Société Particulière ne tremblent que par les mains qui s’agitent sur les souris. Vendre. Le plus possible. Le plus vite possible. Avant même de réaliser ce qui se passait vraiment, des décisions étaient prises pour « limiter les pertes », « circonscrire les risques de krach » (boursier le krach, pour ceux qui sont encore dans les airs…).
Dans les premières heures et les premiers jours qui ont suivi, on s’est appliqué à montrer des figures de jubilation dans le monde musulman, parmi les résistants palestiniens ou en Afghanistan. Dans notre salle de marché, la très grande majorité des gens était hilare, moqueuse de ce qui s’était abattu sur l’ogre américain « qui l’avait bien cherché », qui avait trop joué « au gendarme du monde » et qui venait de prendre un sévère « retour de manivelle », et je peux vous assurer que tout ce beau monde n’était pas musulman. J’ai cherché dans les journaux, à la télé et même sur les chaînes du câble, mais je n’ai trouvé nulle part mention de cette fausse joie française qui ne s’avouait pas. A ce moment précis, Ben et moi, tous deux musulmans, savions bien que tôt ou tard, quelque part dans le monde, certains de nos coreligionnaires paieraient le prix de ce massacre.
Avant même que la fumée retombe, des coupables étaient désignés. La suite, vous la connaissez tous, où du moins vous en avez tous une version. J’ai juste un petit souvenir en tête de ce moment d’hystérie collective : une dépêche Reuters qui annonçait qu’un sikh s’était fait lyncher aux Etats-Unis parce que des passants l’avaient pris pour un musulman. Il portait une barbe et un turban…
Au fond, les marchés financiers ont plutôt bien géré les attentats du 11 septembre 2001, qu’ils ont intégrés comme un phénomène géopolitique comme un autre, avec ses conséquences économiques et stratégiques. Bien sur, de l’argent a été perdu (”donc gagné ailleurs”). Bien sur, des gens ont perdu leur famille (”mais ne vous inquiétez pas, ils seront indémnisés par leur police d’assurance” disait on à l’époque). Bien sur, “le monde libre est menacé”, mais par qui? Par les talibans? Par les Irakiens sous embargo? Et d’ailleurs, ce monde, de quoi est il libre? Sans rentrer dans les théories de conspiration, il est légitime de se poser la question suivante: à qui profite ce crime? Ma réponse: ni aux Afghans, ni aux Irakiens. A l’heure où le monde civilisé tout entier se comportait comme si l’horloge s’était arrêtée, le business, lui, continuait de tourner.