La force des réseaux sociaux : matérialisation, motivation ou oblation ?

Publié le 19 février 2008 par Christophe Benavent

Myspace, Facebook, Linkin, bloglog et de nombreux autres services du net se sont appropriés sans vergogne la qualité de « réseau social ». L’appellation est d’autant plus choquante, que la société n’a pas attendu les technologies de l’information pour tisser entre ses membres et leurs organisations ce que depuis bien longtemps les sociologue appellent des réseaux sociaux. Rendons hommage à des Granovetter, Ronald Burt, et en France Degennes ou Emmanuel Lazega, pour l’effort d’analyse qu’ils poursuivent dans l’élucidation et la compréhension de ces structures fines de la société.

Quand à ces technologies ne les vouons pas aux gémonies pour cet emprunt, il est encore une foi le symptôme du nominalisme. Examinons plutôt quel est le ressort de leur fulgurant développement, et l’importance qu’ils risquent de jouer dans les pratiques marketing.

Leur point commun à tous est de permettre à chacun, avec un effort réduit de créer une liste de ses collègues, amis, parents, et sans coût supplémentaire plus élevé qu’un clic de les inviter à faire la même chose. De proche en proche on imagine que chacun convoque les siens dans une arithmétique qui relève de la suite. Un ouvrage célèbre ce phénomène au travers de l’expérience à 6 degrés. Comprenons bien, si 20 personnes en contactent 20, qui elles-mêmes font de même, à la fin de cette chaîne de St Antoine 64 millions sont touchées au sixième degré. Au septième ils sont 1,2 milliard et au huitième, chaque habitant de la planète aura été atteinte au moins 4 ou 5 fois !

Malheureusement ces chaînes de Saint Antoine s’éteignent bien avant. L’expérience de Myspace plafonne à 120 millions, et quoique fusse rapide l’expansion de facebook, on espère peu qu’il aille très au-delà. Ceci dit toucher de 10 à 20% de la population du net n’est pas rien, et peu de médias en font autant. La raison en est simple, de proche en proche, les partenaires contactés sont de moins en moins intéressés par cette nouveauté car ils sont de moins en moins concernés, c’est un effet classique de sélection statistique. La proportion d’innovateurs décroît avec la diffusion du réseau. En examinant les choses de plus prêt on s’apercevrait d’ailleurs d’une très grande hétérogénéité. Si quelques uns affichent plusieurs centaines ou milliers de contacts, une grande majorité se contente d’un deux ou trois. Duncan Watts a bien analysé cette question et s’est en particulier intéressé aux applications publicitaires, en proposant, face à l’échec général des campagnes dites de marketing viral, des stratégies d’essaimage. Reprenant au fond la dynamique du modèle de Bass.

Mais cette observation n’est pas suffisante. Il faut s’intéresser à la question de qui est contacté. De manière générale, la diffusion de ces réseaux virtuels, s’appuie sur les réseaux existants. On y met ses amis, ses collègues, ses parents, et l’on matérialise ainsi des liens déjà noués. Très certainement cela a pour effet de renforcer des liens qui pouvaient être auparavant plus lâche, cet effet est-il permanent, durable ? Ces réseaux renforcent-ils vraiment les réseaux réels qu’ils matérialisent ? C’est une question de recherche importante. Une seconde question est de savoir si ces réseaux créent de nouvelles relations, et facilitent la création de liens qui ne préexistent pas ? Quelle proportion de ces liens par rapport aux précédents ? Ont-il un caractère durable, profond, sont-ils faibles, sont-ils ? Très certainement ceci varie en fonction à la fois des populations et des systèmes. Qu’un Facebook qui concerne plutôt une population dont le nombre de contacts est structurellement élevé (l’environnement de l’école ou de l’université le favorise) et dont le caractère technique est l’ouverture, se diffuse rapidement est assez peu étonnant. Les réseaux plus fermés, tels que les réseaux professionnels du type de Linkin, où plus communautaire comme MyBloglog, et qui touchent une population dont le tissu relationnel est peu étendu, la vie professionnelle ne favorisant pas toujours l’étendue des carnets d’adresses, auront très certainement une diffusion moins rapide. Cela mérite là encore un examen plus précis, plus empirique. Le nombre d’adhérent n’est en aucune mesure la mesure de la vitesse de diffusion. Quiconque a étudié les modèles épidémiologiques (nous renvoyons à un post précédent sur le modèle de Bass), sait que cette diffusion doit être mesurée à l’aune de la capacité de portance, autrement dit le potentiel.

Si les réseaux matérialisent des relations sociales qui pré-existent, en acceptant qu’il offre la possible de créer des relation nouvelle, nous n’épuisons pas encore la problématique de leur capacité à structurer l’espace social. Il faut faire intervenir là l’hypothèse de la polarisation. Il est en effet raisonnable que les cliques qui se forment rassemblent ceux qui partagent les mêmes intérêts, les mêmes valeurs ou opinions, et si cette hypothèses se confirment les réseaux sociaux moins que d’unifier, de lisser, un espace social fragmenté, renforceraient cette fragmentation, et créeraient moins de nouveaux continents que réduiraient les anciens à l’état d’archipel. Ce qui poserait de sacré problèmes aux marketers, dans la mesure où leur tâche serait pour diffuser largement leur message, d’identifier ces archipels et d’y adapter leur communication. Ceci rejoins la proposition de Watts, l’usage des médias de masse pouvant être comparée aisément à la stratégies des cocotiers des îles : pour se reproduire, leur noix sont disséminées sur le sable, et surtout vont traverserles océans.

Jusqu’à présent nous nous sommes intéressés aux propriétés structurales des réseauxsociaux, soulignant quelques arguments qui en nuance la force. Moins que de créer un nouveau monde, il matérialise l’existant, et le durcisse à plus d’un égard. Il nous reste à nous interroger sur leur réelle dynamique. Celle-ci semble moins tenir dans la magie du réseau, que dans une psychologie et une économie de la motivation. Les exemples de Mybloglog, ou de Facebook sont tout à fait intéressants. La première génération d’instrument de motivation, se constitue au travers de ces dispositifs techniques ingénieux que sont les widgets. En proposant aux usagers des services gratifiants, listes de blog, listes des derniers lecteurs, et peu coûteux, il suffit de copier quelques lignes, ils encouragent la diffusion, en devenant par l’installation du gadget, eux même diffuseurs du réseaux. Et puisque nous avons utilisé la métaphore d’une graine, qu’importe que sa coque soit dure, poursuivons avec celle des noix de l’arganier, qui sont toute aussi dures, et nourrissent la chèvre qui les déguste pour les semer ailleurs.

Facebook a systématisé cette stratégie, de manière double : en stimulant un grand nombre de développeurs, par l’usage d’un langage simple, et ainsi en offrant des milliers de gadgets aux utilisateurs finaux. Quizz, jeux d’échanges, palmarès, le trait commun de ces applications est d’offrir une gratification immédiate à ceux qui les installent, en échange d’un coût réduit, celui de les renvoyer à ses amis. Juste un souffle d’air suffit pour faire voler les graines aux quatre vents, comme la fleur de pissenlit dont un Larousse s’est fait longtemps le symbole. Ne nous laissons pas tromper par les images, même si leur avantage est de rappeler que les réseaux sociaux tiennent plus de l’écologie de la reproduction, que d’une économie de l’échange. Au cœur de leur diffusion, il y a l’application systématique d’une méthode de motivation, que nous apprécier au regard des enjeux proposés et des compétences acquises, dans la tradition d’une école psychologique à la Bandura, ou à la Ryan et Deci. Pour diffuser largement, ces motivations doivent tenir compte de compétences modestes, et limiter l’enjeu de leurs gratifications. De ce point de vue, Facebook est un modèle. Il nous semble que c’est cet élément motivationnel qui est la principale force des soit disant réseaux sociaux. Elle l’est d’autant plus que l’intérêt de ses membres est faible, que leur volonté d’inventer de nouveau lien est velléitaire.

On serait tenté de proposer la typologie suivante :


Implication dans l’usage élevée

Motivation à maîtriser les réseaux faible

Propension à créer des réseaux

Mybloglog : offrir aux membres des outils qui structurent et étendent les flux d’informations qu’ils produisent

Linkin : offrir aux membres la capacité de créer de nouveaux liens, et de nouvelles relations

Matérialisation du réseau existant

Myspace : offrir aux membres la capacité d’offrir à leur partenaire des ressources riches

Facebook : offrir aux membres le moyen de révéler les communautés auxquels ils appartiennen

Reste à conclure sur un dernier aspect, qui n’est pas le moindre, de l’économie de ces réseaux. En dépit des simulacres de marché qu’il propose, la nature de ces échanges procède bien plus d’une économie du don que de celle de l’offre et de la demande. Du point de vue du membre du réseau, la valeur finale de celui-ci, ne vient pas tant des échanges immédiats, qui s’incite à en devenir le prosélyte, mais dans le flux continu et abondant d’information qui lui viennent en retour de ses dons successifs. La satisfaction ne vient pas de la somme des satisfactions procurée par les paires d’échange, mais indirectement du fait qu’il soit sans l’avoir prévu le récipiendaire inattendu d’une information qui lui vaut excessivement et accidentellement. Là est peut être la vraie force des réseaux sociaux. Leur capacité à organiser cette économie du don telle qu’un Caillé tente de promouvoir et de penser dans sa revue du Mauss. Il faudrait alors entrer dans ces distinctions fines, le don est aussi bien une forme de partage, d’autant plus aisé que le partage coûte peu, qu’une forme de compétition. L’enjeu de ses réseaux est leur structuration autour de quelques individus, qui moins que leader d’opinion apparaissent comme de grands donateurs, et deviennent les figures centrales des îles de l’archipel. Des big Men ? Et nous serions tenté à l’instar de Godelier, d’examiner ce qui n’est pas donné. Mais c’est une autre histoire.

Pour le praticien, il y a dans tout cela moins de mystère que la nécessité de penser clairement son action. Peu de magie, mais l’exigence de comprendre la nature de ces structures, l’écologie de son organisation, l’essence de sa dynamique, et pardessus tout d’en comprendre les mécanismes motivationnels. Nous reviendrons sur les quelques ici esquissées ici dans de prochains posts.