Magazine

XII - Déclic

Publié le 02 octobre 2007 par Marwan

Une fois que j’avais vraiment réalisé le rôle qu’on avait dans l’économie et la provenance initiale de chaque euro qu’on nous versait, j’ai commencé à avoir de sérieuses douleurs au ventre, et les jambes qui tremblaient un peu de temps en temps. Le cérémonial quotidien de mise en condition psychologique, qui commençait dès que j’avais passé le portique de l’immeuble, me transformait chaque matin en quelqu’un que je ne n’aimais pas beaucoup et que j’étais condamné à aimer de moins en moins, parce que mon travail suivait un chemin dont ma conscience et ma foi m’éloignaient de plus en plus.

Quand je marchais dans la rue et que je voyais une voiture passer, son prix catalogue me venait à l’esprit immédiatement, puis je le divisai en multiples de 50 euros, ce qui me donnait une idée du nombre de familles d’Egypte, d’Inde ou du Sénégal qu’on pourrait nourrir pour un mois avec la même somme (un budget mensuel de subsistance pour une famille de 4 personnes en Egypte est d’environ 350 livres, soit 45 à 50 euros). Dans mon esprit, les Lexus étaient des minibus de brousse remplis d’enfants souriants, rassasiés, et les Mercedes se transformaient en bibliothèques roulantes d’où des crayons neufs aux mines encore intactes tombaient sur une route de campagne. A mon poignet, je portais quelques dizaines de traitement anti-malaria pour me donner l’heure et mon appartement était un village indien dont aucune porte n’était fermée…Bien sur on peut dire que c’est une vision enfantine et naïve du monde dans lequel nous vivons, mais c’est le monde tel que je le vois depuis que je soigne mon cynisme professionnel.

Le décalage entre la vie que nous menons et celle des malheureux de ce monde est tel qu’il devrait envahir notre esprit et notre cœur à chaque instant, tant les injustices sont grandes et tant notre part de responsabilité est lourde. Bien sur, beaucoup d’entre nous essaient de participer, au moins financièrement, à réduire ces injustices, mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de la pauvreté et de la misère. Certains le font de bon cœur, d’autres pour leurrer leur conscience, mais au bout du compte ça ne change pas notre monde.

En se baladant dans les rues de Kyoto quelques années plus tard (en avril 2007) avec nos épouses et mon fils, mon ami Alex me dira, en parlant de l’impact de la finance de marché et des tentatives qu’ont certains de vider leur sac à culpabilité en donnant quelques miettes à des œuvres caritatives : “Si on veut avoir un canape propre, ils est plus difficile de nettoyer une tache que de ne pas la faire. Mais comme c’est penible de se forcer a ne pas faire de taches, beaucoup de gens vivent tres bien avec un canape sale…”. J’ajouterai qu’il est plus difficile encore, une fois qu’on croit en cela, d’agir en cohérence avec soi même et de quitter ce mode de vie. Qui serait capable, comme Alex l’a fait, de quitter un job de millionnaire pour s’éreinter 12 heures par jour à nettoyer des plats à gâteaux pendant des mois, juste parce que sa conscience et son projet de vie étaient incompatibles avec ce milieu et ce qui s’y joue ? Assurément peu d’entre nous, si même il en existe un seul.

A ce moment là, où je travaillais encore pour la Société Particulière à Tokyo, j’étais encore loin d’un tel degré de cohérence dans mon choix de vie, mais j’étais partagé entre ma conscience et mon dégoût croissant de la salle de marché d’une part, et le bonheur que j’avais de vivre au Japon d’autre part. Quitter mon emploi, c’était prendre un vol simple pour Paris avec rien à la clé, à moins de reprendre mes études pour faire autre chose sans garantie que cela me plaise plus et, connaissant la vitesse à laquelle je me lasse d’un boulot dont j’ai fait le tour, rien ne me disait que je n’allais pas perdre mon temps quelques années de plus sans vraiment trouver ma voie.

Pour moi, la vie d’un homme est comme une ligne. Elle a un début et une fin. On la ponctue de signes qui en marquent les grandes étapes. Chaque lettre est un geste, chaque mot est une action que l’on a choisi d’accomplir. Chacun d’entre nous doit écrire la plus belle phrase possible et, s’il fait de son mieux, peut être que sa vie trouvera un sens. Jusque là j’avais fait pas mal de fautes de grammaire, mais j’avais bien l’intention de me corriger.

Farida et moi avons donc convenu qu’à terme, je ne travaillerais plus dans la finance et qu’il fallait, en attendant une vraie alternative, trouver la meilleure solution pour ne plus être dans un cadre de travail qui me déplait tant. Dans notre scénario le plus pessimiste (économiquement du moins), Farida pouvait toujours reprendre le travail en rentrant à Paris pendant que je cherche une porte de sortie à la finance, mais avant de rentrer à Paris, il nous restait une dernière chose à faire : partir voyager autour du monde.

On a donc pris quelques arrangements, préparé les itinéraires, les vaccins et les visas, puis j’ai quitté mon poste à Tokyo « pour raisons familiales », en étant obligé de mentir à certain de mes collègues et amis pour leur éviter de le faire à ma place, tout en restant dans une relation « cordiale » avec la Société Particulière en prévision de mon retour à Paris après notre voyage.

Farida est rentrée la première à Paris, pendant que je terminais les formalités du départ de Tokyo. Une fois les meubles vendus, j’étais de nouveau seul dans le grand appartement vide comme lors de mes premiers jours au Japon. Quitter le Japon et ses habitants coûtait cher à mon cœur, tant je m’étais attaché à eux. Le « sayonara » à nos voisins était le moment le plus dur : comment dire au revoir à Madame Uchida, la dame japonaise qui habitait en face de chez nous ? Elle qui m’avait appris mes premiers mots de japonais et m’attendait tout les matins pour me souhaiter une bonne journée une fois sur mon vélo. Comment dire au revoir à Abdallah, mon voisin Ghanéen qui m’aidait toujours à bricoler ou à déplacer des cartons même après ses journées les plus éreintantes? A part la promesse de revenir, je ne trouvais pas les mots qu’il fallait pour l’occasion.

Quelques mois plus tôt, un soir, alors qu’on sortait tous les deux de chez Kotobuki, notre restaurant préféré, on voit un homme foncer vers nous à toutes jambes, puis s’arrêter net devant nous, encore haletant :

« You’re Muslim????!!! Assalaam alaikum, I’m so happy to see you!!! »

C’était Kelly.

Kelly était un soldat américain. Il était noir de peau et avait choisi l’Islam pour religion, deux raisons qui lui valaient les railleries et les mauvais traitements de ses officiers et des plus patriotes de ses camarades. Enfant d’une famille pauvre, un peu lent dans son élocution, l’armée de l’oncle Sam s’était montrée accueillante envers lui et lui avait offert ce qui se présentait comme sa seule chance de faire de quelconques études. En désaccord avec la politique américaine et engagé malgré lui dans une armée qu’il ne veut pas défendre (et qui ne le défend pas), Kelly a trouvé la « moins pire » place qu’il pouvait espérer dans les troupes américaines : il jouait de la trompette dans la fanfare chargée des relations avec le public, en dehors du contexte militaire donc. Je le soupçonne même d’avoir volontairement joué un peu faux à certaines occasions pour saper l’effet de l’uniforme musical. Son boulot lui permettait de partir vivre à l’étranger et de changer de base tous les deux ans environ. Après Heidelberg en Allemagne, il s’était porté volontaire pour le Japon, dans une base en périphérie de Tokyo, où il subissait encore le même harcèlement à chaque fois qu’on parlait de « ces terroristes Musulmans » ou de « ces rétrogrades misogynes islamistes » sur les chaînes américaines de divertissement désinformatif, c’est-à-dire très souvent. Ce soir là, il était allé en ville pour se changer un peu les idées et avait remarqué le hijab de Farida de l’autre coté du quai, dans le métro. On avait sympathisé dans le couloir de la station Hiroo, dans un pays qui n’était pas le nôtre, dans des circonstances qui nous échappaient totalement, comme des instruments dévoués à l’accomplissement d’une histoire dont ils ne savent pas grand-chose. Moment de réconfort.

Il y a aussi la Dame de Kyoto. Un jour de vacances, à Kyoto, avec Ben et un couple d’amis, on suivait le « chemin des philosophes » le long du canal, avant de bifurquer sur la droite en direction de Nanzhen Ji. Un arbre magnifique déployait ses branches sur le chemin, dont les branches portaient des fruits oranges protégés de feuilles vertes à l’odeur douce et apaisante. C’étaient des mikans (à mi chemin entre l’orange et la mandarine). J’avoue avoir été tenté d’en prendre une, mais il était hors de question de se servir sans avoir demandé la permission au préalable. L’arbre était dans un tout petit jardin à l’entrée d’une maison. Il s’agissait donc de sonner à la porte, puis de demander un fruit. Déjà très gêné de déranger les gens chez eux, j’ai du m’y reprendre à deux fois avant que quelqu’un ne vienne m’ouvrir la porte en bois coulissante. Une dame très âgée et très souriante m’est apparue : c’était la Dame de Kyoto. Dans mon meilleur japonais de l’époque, je lui dis en pointant l’arbre: « Sumimasen, mikan onegaishimasu ? » ce qui est l’équivalent maladroit de « Excusez moi, mandarine s’il vous plait ? ». Elle disparut aussitôt, puis revint quelques minutes plus tard avec une échelle à la main. Posa l’échelle au pied de l’arbre, réajusta son tablier, remis sur son nez les lunettes qui lui pendaient autour du cou, grimpa prudemment sur l’échelle jusqu’à l’une des branches chargées de fruits puis coupa quelques mikan à l’aide d’une paire de ciseaux qu’elle avait dû ranger dans sa poche en allant chercher l’échelle, avant de nous les donner entre les mains, puis de descendre tout aussi agilement de son escabeau. Tant de gentillesse dans son sourire sincère me faisait comprendre l’impolitesse dont j’avais fait preuve en la dérangeant dans son repos. Après l’avoir quittée, je tenais ma mikan dans la main en sentant ses feuilles vertes sans vouloir l’ouvrir pour la manger : elle ne serait jamais aussi délicieuse que dans la main de la Dame de Kyoto au moment où elle me l’offrait. Quelques mois plus tard, quand j’ai emmené Farida à Kyoto, nous avons rendu visite à la Dame de Kyoto pour échanger quelques mots de politesse sans être vraiment capables d’engager une longue conversation avec elle, mais le simple fait de revoir son sourire et de pouvoir la présenter à mon épouse me réchauffait le cœur. Elle avait l’air d’être si gentille et si accueillante envers tout le monde, sans jamais mettre les gens mal à l’aise et en s’adressant à eux de sa voix douce et posée. Quelques années plus tard (en avril 2007), on lui a présenté notre fils Djibril. C’est là qu’on a réalisé, au détour d’une conversation, qu’elle parlait parfaitement anglais, mais qu’elle n’avait pas voulu nous humilier les fois précédentes en répondant en anglais à nos tentatives de balbutiements en japonais. Autant dire que mon estime et mon respect pour elle n’en sont que plus grands encore.

Tant de rencontres, parmi lesquelles celles de Kelly ou de la Dame de Kyoto, ont construit en nous un attachement fort au Japon, au-delà de la façade consumériste et matérielle qu’affiche Tokyo au premier regard. C’est pour cela que c’était si dur de le quitter.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Marwan 15 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte