Pendant que vous dormiez, quand j’étais enfant (et un peu plus grand aussi), je rêvais de me cacher dans un supermarché sous un des rayonnages jusqu’à la fermeture. Mon rêve commençait quand la dernière caissière se couchait: les caisses sont des espèces de coffres-cercueils que les caissières ouvrent chaque soir pour s’y endormir jusqu’au lendemain matin, comme une machine qu’on range dans sa boite entre deux utilisations. Les lumières du supermarché s’éteignent une par une, dans un compte à rebours que je connais par cœur, sauf la rangée de l’allée principale, que je réserve à l’éclairage de ma piste de décollage pour mon vaisseau-caddie.
Direction le rayon bricolage, où je m’équipe d’une lampe frontale et de piles-alcalines-longue-durée-qui-coûtent-cher. Je convoite ces piles depuis toujours, qui font la différence entre le lapin danseur inusable et mes jouets fatigués, nourris aux piles-salines-qui-coûtent-pas-cher. J’enfile ensuite une paire de rollers et des genouillères renforcées, une cape et un casque de Batman avant de me saisir de mon vaisseau-caddie et de me poster au tout début de l’allée principale.
Là, seul dans ce monde sombre faisant face à ma piste de décollage éclairée de néons, je mesure ce qu’il coûte à un homme de devenir un héro. Tous ces jouets abandonnés et enfermés dans d’immondes emballages de plastique, ces gâteaux et ces chocolats délaissés sur des rayonnages sinistres attendent que je leur rende justice, et c’est bien là ma mission de ce soir. Je m’élance à toute vitesse sur la piste avant d’opérer une transmutation-décolage et un virage à droite vers le rayon fournitures scolaires.
J’ai toujours aimé l’odeur des cahiers neufs, qu’on remplit avec soin et application en se demandant à chaque mot s’il vaut la peine de cacher un espace de ce ciel blanc immaculé. L’ultime criterium (celui avec le clic sur le côté) atterrit aussitôt dans le caddie, suivi de près par des feutres Schwann-Stabilo dans un beau coffret coloré et ensemble compas Maped.
Là, devant moi, s’empilent ceux sur lesquels je lorgnais chaque jour à l’école : les cahiers Clairefontaine. Waaaaahh… Chaque classe peut se répartir en deux groupes : ceux qui ont des cahiers et des feuilles Clairefontaine toutes belles et toutes lisses sur lesquelles les stylos plumes semblent glisser et ceux dont la plume traverse les feuilles bon marché pendant les examens. Avant chaque contrôle, la deuxième catégorie (la mienne) demande à la première : « eh, tu me prêtes des feuilles ? », mais ces derniers sont de moins en moins dupes. J’ai même vu certains utilisateurs Clairefontaine garder dans leur sac un petit paquet de copies-doubles bon marché pour les emprunteurs occasionnels.
Une fois les courses pour la rentrée effectuée avec la plus grande méticulosité (cahier de texte Batman, classeur Batman, chemise à rabat Batman, …), je me dirige vers le rayon des gâteaux, où je commence à ouvrir des paquets de « la petite faiblesse qui vous perdra » afin de confectionner le plus long Mikado du monde. Pour simplifier les choses, il y a deux techniques pour manger des Mikados : la première consiste à les glouper le plus vite possible (ce qui en soit est une absence de technique spécifique puisque c’est là la méthodologie appliquée à toute nourriture en temps normal) tandis que la seconde consiste à les croquer par petits bouts en allant très vite, comme des petits rongeurs affamés. Le problème, c’est que le Mikado se termine plus vite que prévu et qu’on finit souvent par mordre son doigt sans faire exprès, en plus du sentiment de frustration d’avoir « déjà terminé » le biscuit. La seule manière réaliste que j’ai trouvée pour palier à ces deux écueils est tout simplement d’augmenter la longueur des Mikados, ce que je m’applique à faire assis en tailleur au milieu du rayon, une bouteille de lait frais dans une main et une poignée de Mikado dans l’autre, dont j’élimine progressivement ceux qui commencent à fondre pendant que je fixe les survivants bout à bout. Après 20 minutes de travail acharné, je suis forcé de réaliser que l’expérience est une réussite totale : il FAUT augmenter la longueur des Mikados, c’est une nécessité pour le bonheur et la satisfaction des consommateurs. Mais peut être que ce n’est pas ce que les biscuitiers recherchent. Peut être qu’ils savent que les Mikados sont trop courts et qu’on aimerait tous qu’ils soient un peu plus long, alors on se console en en prenant un autre, puis un autre.
Une fois mes expériences culinaires nocturnes terminées, je me dirige vers le rayon des jouets, où j’établis mon royaume : les deux issues du rayons sont barrés par des caddies que j’ai attaché les uns aux autres avec les cadenas du rayon vélo. J’utilise un immense circuit de voitures pour délimiter la zone de jeu (en branchant les circuits les uns aux autres et en scotchant les manettes de manière à ce que les voitures continuent à faire des tours de circuit comme des sentinelles), à l’intérieur de laquelle j’organise une guerre entre tous les méchants, dont je prend la tête, et les faux gentils, dirigés par Ken et Barbie. Je les appelle « faux gentils » car ils sont tout sauf gentil : ils sont beaux, s’habillent bien, parlent poliment, font des sourires, arrivent à l’heure et n’ont jamais de problèmes, alors que nous autres les méchants malheureux, on ne fait que galérer tout le temps.
Snorkies, Bisounours, Inspecteur Gadget et leur chef suprême, la Barbie « executive woman », n’ont jamais eu d’accrochage avec la vie. Ils ont eu une enfance lisse et de bonnes notes à l’école grâce à l’utilisation intensive de papier Clairefontaine. Leur maîtresse était la Barbie-lunettes. Ken-ATP, leur chauffeur de bus, veillait à ce qu’ils soient toujours à l’heure alors que le notre, Ken-FDT, faisait des détours pour aller jouer au PMU et se mettait en grève quand il perdait au tiercé. Pensez à Joker, abandonné enfant avant de tomber dans une cuve d’acide à la première incartade, ou à Dark Vador coupé en morceaux et jeté dans la lave, avant d’être condamné à enfiler son scaphandre… c’est quand même normal qu’ils soient très fâchés. Même Batman est un méchant malheureux en fait, lui dont les parents se sont faits flinguer dans une ruelle sordide à la sortie de l’opéra. C’est pour ça qu’il déteste tant Superman et sa houppette de gentil, et je ne serais pas surpris qu’on retrouve d’ici peu le corps de l’homme aux bas bleus dans une poubelle de Gotham City, une semelle de chaussure de chauve-souris incrustée sur le front.
Une fois, les gentils ont essayé de nous avoir, en envoyant des agents infiltrés : une métisse qui s’appelait Barbie-Ghetto et qui chantait du R’n’B, ou un petit mec, Ken-bouze, qui faisait rire les gentils en leur racontant des blagues de méchants et qui venait ensuite nous voir en disant : « je suis avec vous, je suis un méchant ». Etre méchant n’est pas donné à tout le monde. Ca se mérite. Et une fois qu’on l’est, c’est dur de le rester. Une autre fois, c’est nous qui avons envoyé des unités spéciales chargées d’apprendre leurs techniques et de nous informer, mais quand ils sont revenus, ils n’étaient plus les mêmes : l’un se faisait appeler Ken-CAC40 et disait qu’on courait tous vers le krash, l’autre s’était faite embaucher comme Barbie-couscous dans une boite de cosmétiques. On raconte qu’elle rôde depuis quelques semaines aux alentours du rayon beauté-bio du supermarché.
Inutile de dire que nous sommes sur le pied de guerre. J’ai donc convoqué une réunion de crise dans l’allée des lessives. Le chef d’état major, Domestos, m’expose les différentes solutions pour dissoudre les problèmes, tandis que notre agent infiltré (nom de code Mr Propre) m’informe par texto des dernières stratégies de l’ennemi: les commandos des gentils, Ken-laden et Barbie-stambul, prévoient de nous attaquer en utilisant des bombes à la kriptonite (des babybel et des vache-qui rit). L’heure est grave, il faut prendre une décision rapide.
Ce qui est bien quand on est méchant, c’est qu’on n’est pas obligé de faire très attention à son régime, alors pour gonfler le moral des troupes, j’ordonne sur le champ de faire une distribution de chocolat aux noisettes et m’adresse à mes hommes, tous rangés en ordre de bataille:
« Mes frères,
Nous sommes à l’aube d’un nouveau monde.
Les gentils ont essayés de nous corrompre avec leurs « s’il vous plait » et leurs « vous n’auriez pas l’heure par hasard », et nous avons résisté.
Ils nous ont envoyé des coupons de réduction pour avoir « un burger offert pour l’achat d’un menu », et nous avons résisté.
Ils nous demandent de nous mettre en rang, mettent des catalogues promo dans nos boîtes aux lettres et interdisent l’usage des sabres lasers en salle de classe. Nous devons nous élever contre cette infamie.
Si nous ne faisons rien, Télétubbies et Bisounours auront gagné la bataille télévisée et tous les enfants seront endormis, anesthésiés par l’illusion de la douceur et de l’innocence, réconciliés avec les publicités et les peluches au nez rose. Les garçons voudront être des petits sorciers aux lunettes épaisses chevauchant un balai en reboutonnant leur chemise à carreaux. Les filles rêveront d’être des Barbies-ghettos pour chanter des hymnes à la nullité dans des radio-crochets où on paiera pour rire de leur inanité. Un nouvel ordre de contrôle intellectuel naîtra, et la pensée-plouc vaincra.
Nous devons résister encore. Nous devons nous battre.
Partez sans vous retourner, munis de vos rayons spectro-gamma et de vos projectiles gélifiants en boite !
Déversez sur eux liquides vaisselles et solutions anti-taches, pour qu’ils goûtent au fruit de leur médiocrité !
Et si l’un d’entre vous se retrouve acculé au combat corps à corps en un instant décisif, qu’il jette toutes ses forces dans la bataille comme s’il savait ne jamais revoir le soleil, et meurt comme un samouraï meurt pour le seul honneur de cet instant.
Tirez leur les cheveux ! Pincez leur le nez ! Mordez leurs oreilles ! Criez très fort !
Sous vos moustaches de chocolat, vous êtes le dernier espoir de ce monde qui est le nôtre.
Alors battez vous ! Et retrouvez moi au rayon des glaces à la mangue, juste à côté du panneau ‘1 acheté-1 offert’… »
Ce genre de rêve finissait toujours en tremblement de terre, qui correspondait dans la réalité aux secousses de mon papa pour me réveiller. Lui me racontait des histoires où je chevauchais à toute vitesse vers un horizon magnifique des couleurs du crépuscule, tandis que je rêvais en secret d’être un héro de supermarché…