Alors c’est pas pour sa foi que je me souviens encore de lui. De ce mec qui avait alors 27 ans. J’en avais 21. C’est pour son atroce choix. Je ne vais pas ici retracer l’histoire si meurtrière d’une Irlande occupée par l’Angleterre. D’une confession religieuse contre une autre. Vous aurez trouvé pour ça, entre autre, l’éclairage intelligent et bouleversant du film de Ken Loach « le vent se lève » ; plus justement et plus poétiquement, en anglais : « The wind that shakes the barley ». Si vous l’avez manqué ne ratez pas la prochaine occasion, télé ou dvd, de le voir.
Atroce choix de ce jeune mec de 27 ans. Choix de renoncer à l’insurrection. A la violence. A l’opposition frontale. Choix obligé au fond de sa prison indigne, ( y en a t-il qui soient dignes ?), exigeant seulement d’être reconnu pour ce qu’il était, à savoir un détenu politique et non un détenu de droit commun. Choix pacifique de ne plus se nourrir tant que son vrai statut de prisonnier d’opinion ne serait pas reconnu par les autorités Britanniques. Par le gouvernement de Grande Bretagne. Choix de se laisser mourir de faim. Défi au pouvoir politique d’alors.
Et quel pouvoir !!!
Léo Ferré, sur scène, à l’époque, l’avait traitée de salope. C’est bien le moins qu’on pouvait en dire. Margaret Thatcher. La Laideur Thatcher. L’Immonde Thatcher. La Crasse Thatcher. Et, si j’ose dire presque accessoirement, une des boniches les plus serviles du monde des pognardeux. Aucun vocabulaire ne pourrait suffire pour couvrir d’assez de justes injures cette sale bonne femme qui a passé au pouvoir, en Grande Bretagne, un temps interminable à nuire au monde entier et à altérer de sa seule existence méprisable toute l’humanité.
C’est donc contre ça que Bobby Sands s’est laissé mourir de faim, durant une agonie de soixante six jours. Contre ce mur d’horreur froide. Ce mur de cynisme. Ce mur de répugnante haine.
Je me souviens très bien, à la télé, de ce visage rigolard aux cheveux longs, le visage de Bobby Sands, soir après soir. Des commentaires rapides sur l’inflexibilité de cette première ministre, avec son arrogance lapidaire de boutiquière obstinée.
Et de ces jours qui passaient. Qui passaient. Qui passaient. J’imaginais un corps, quelques part, sur un grabat carcéral, qui se décharnait, habité au fur et mesure que la chair disparaissait, par un entêtement d’une toute autre dimension. Sourcée par sa foi, sans doute, mais aussi par quel autre caractère mystérieux et tragique qui porte au sacrifice de soi, dans de si affreuses douleurs, l’irréfragable idéal dont tout humain s’humanise.
Cette année-là, l’abominable Thatcher avait 56 ans. Elle avait un fils d’à peu près l’age de Bobby Sands. Ce fils, parti en goguette dans le désert s’était perdu. Tout les moyens furent mis en œuvre pour le retrouver. Tous les moyens. Et on l’a retrouvé, le fiston.
Pendant ce temps, Bobby Sands mourait de faim. De faim et du mépris injustifiable de Margaret Thatcher.
Puis d’autre, amis de Bobby Sands, s’engagèrent eux aussi dans le même calvaire, cessant de se nourrir.
Pas plus pour l’un que pour l’autre, pour aucun, la Tenancière Primo-Ministérielle ne fléchira.
Et on se demandait. Je me demandais s’il était possible que rien ne soit fait pour éviter le pire. Pour empêcher la mort de gagner. De gagner le corps de Bobby Sands et les corps de ses amis. Si vraiment rien n’allait être tenté pour mettre un terme au désespoir dont ce suicide se remplissait jour après jours. Soixante six jours.
On entendait bien, ici et là, des mouvements de réprobation plus ou moins officiels. Il y eut des gens dans la rue. Cette Irlande tremblait. Je pense que cette Irlande était partagée entre une vague certitude qu’il se passerait quelque chose, forcément, et les souvenirs toujours vifs et nombreux des preuves multiples de l’implacable instrument militaire du pouvoir Britannique pendant des générations.
Rien ne viendrait du pouvoir détenu par l’Horrible Thatcher. Rien. Rien du tout. Un vague et rapide propos de femme occupée à des affaires plus importantes : « S’ils veulent se suicider, qu’est-ce que je peux y faire ? »
Les jours passaient. Les semaines. Mars. Puis avril. Le printemps.
On entendit quelques informations formelles, scientifiques, sur l’évolution d’un corps privé de nourriture. Ce que cela produit. Les symptômes. La douleur. Les douleurs. Le temps que ça peut prendre.
Dans notre beau pays de France, où Giscard ramait et où Mitterrand commençait à flotter à la surface des urnes, on ne perdit jamais vraiment de vue le sort des jeunes grévistes de la faim catholiques Irlandais. Même occupés que nous étions du fameux débat d’entre les deux tours de l’élection présidentielle, lorsque arriva, le 5 mai 1981, la nouvelle de la mort de Bobby Sands, ce ne fut certes pas dans l’indifférence.
La photo du jeune homme s’afficha sur les écrans. Toujours la même. Cette bouille rieuse à l’épaisse tignasse. Impossible d’imaginer sa tête de jeune homme mort de faim à 27 ans après soixante six jours d’agonie.
Cette photo, ce portrait, n’allait pas finir de s’afficher partout en Irlande du Nord.
Neuf compagnons de Bobby Sands moururent ensuite, dans les mêmes conditions.
L’année suivante, la Salope Thatcher s’adonnait à la gué-guerre, aux Malouines, contre l’Argentine, recevant à l’occasion l’aide du Chili d’un Pinochet dont elle restera l’indéfectible amie. Entre gens immondes, on se comprend… Un peu plus tard elle écrasera avec la même force haineuse, la même intransigeance bornée, les grandes grèves des mineurs. Elle va ravager toute la Grande Bretagne pendant onze ans. La ramenant à ce que cette société aurait été si rien n’avait changé depuis la fin du XIXe siècle.
Elle a aujourd’hui 83 ans. Paraît qu’elle est malade. C’est ce que je lui souhaite. D’être malade. Et de beaucoup souffrir. Beaucoup. Mais comme ces gens-là sont des lâches, Reagan avait fait pareil, il paraît qu’elle a la maladie d’Alzheimer : elle se souvient plus. L’a la mémoire qui flanche. Ces sales gens crèvent sans se souvenir de leurs méfaits …
Bobby Sands, lui, n’a plus sa mémoire, mais ce n’est pas par suite de maladie. Et combien l’ont à sa place, sa mémoire.
Je ne suis sur de rien dans cette histoire d’Irlande du Nord. Je suis sur qu’un pays est ancestralement occupé par un autre, mais ce n’est pas assez. Je suis sur des brutalités répétées, hargneuses, de l’armée de Grande Bretagne contre des gens qu’on appelle terroristes sans doute un peu de la même manière qu’on appelait terroristes, en France, sous l’occupation, ceux dont on se souvient aujourd’hui qu’ils furent avant tout des résistants.
Et je suis sur, par dessus tout, inoxidablement sur, sans contradiction possible, qu’un pouvoir, quel qu’il soit, qui n’empêche pas, en pleine connaissance de cause, au prétexte de ne rien céder à une cause, quelle qu’elle soit, que des êtres se donnent la mort, est un pouvoir uniquement formé par de la pourriture.