Dès la première salle, on sait que c'est une exposition impossible, une gageure, ou plutôt que, malgré tous les efforts, ce n'est pas la danse qu'on va montrer au musée, mais le regard sur la danse, la correspondance avec la danse, la photographie, la peinture, le film, le dessin, la sculpture de la danse, les images et les ustensiles de la danse. C'est l'échec de cette monstration de la danse elle-même, sans doute intrinsèque, impossible à éviter, mais ici dissimulé, excusé (blâmons la sécurité, le budget, les horaires) qui est rendu évident dès le début. Peut-être, faute de montrer la danse (rappelons toutefois qu'à la Biennale de Lyon 2007, une compagnie invitée là a dansé tous les jours pendant toute la durée de la Biennale), ce Centre, qui avait brillamment montré le vide il y a quelques années, aurait-il pu faire une exposition sur cette impossibilité, non pas la non-danse, mais sa non-monstration (Centre Pompidou, jusqu'au 2 avril).
Soyons clair, il y a ici des choses passionnantes pour qui s'intéresse à la danse et à l'art, et d'autres que moi vont les décrire, les commenter, regretter des absences, historiques (le classique a disparu), géographiques (à part Hélio Oiticica, on reste en Europe et en Amérique du Nord) ou contemporaines (Jérôme Bel, aussi génial soit-il, n'est pas toute la danse contemporaine, et l'ignorance de la quasi totalité des jeunes chorégraphes novateurs est une grande lacune de cette exposition, mais sans doute ne fallait-il pas trop en attendre. D'ailleurs, cette Absence est le sujet de l'action des Gens d'Uterpan à l'entrée du centre)), mais eux s'efforcent de parler de danse - absente ici - et je veux vous parler de cette exposition - présente ici.
Les statues de Rodin sont éloquentes sur les rapports du sculpteur avec le corps, sur sa modernité et sa capacité à absorber, à découvrir, mais est-ce là le sujet ?
Les tableaux de Nolde, de Kirchner (Totentanz der Mary Wigman, 1926-1928, Huile sur toile - 110 x149 cm; Wichtrach/Berne, Galerie Henze & Ketterer& Triebold; tout en haut) ou de Kupka (La Foire ou la Contredanse, 1912/13; Prague, Musée Kampa; ci-dessus) retranscrivent à merveille le rythme, témoignent de l'intérêt des peintres pour la danse au début du siècle, de leur sensibilité aux signes, au mouvement, à la scansion, mais est-ce là le sujet ?
Les rapports de la danse avec la politique sont esquissées, avec emphase à propos du nazisme (Laban, Mary Wigman, Palucca et d'autres orchestrèrent les parades nazis; voici Hanns Niedecken-Gebhard, Berlin, 700 ans d'histoire allemande, 1937, détail), plus discrètement pour le communisme (quelques photos de Rodchenko) et le reste est absent (l'exposition sur le corps sportif au Mémorial de la Shoah doit ouvrir d'autres pistes), mais est-ce là le sujet ? La plupart des salles sont basées sur l'articulation d'un mouvement artistique plastique avec la danse de son époque, en montrant avec plus ou moins d'éloquence comment ils se sont influencés l'un l'autre; on va ainsi de Dada aux futuristes, des cubistes au Bauhaus (la salle la plus réussie d'ailleurs, avec le Ballet Triadique, peut-être parce qu'Oskar Schlemmer fut vraiment un homme de danse), et c'est passionnant et instructif, mais est-ce là le sujet ?La danse doit-elle se montrer par le biais de l'art plastique, et donc, de fait, rester seconde et donc invisible, sinon une photo ici, un bout de film là, de la documentation sans chair ? Toutes les pièces montrées sur la danse post-moderne, sur la
Judson School, sur Black Mountain, sur les liens entre Rauschenberg, Cage et Cunningham, etc. sont très intéressantes, mais je ne sais trop comment les aborder, les digérer, sinon en les regardant comme des documents, des outils de compréhension : or la danse n'est pas compréhension (ni agir, ni faire, mais geste, dit Agamben dans un texte du petit recueil théorique qui accompagne l'exposition), et le geste manque cruellement ici.La pièce ci-contre de Man Ray, exposée ici sans malice (à moins que...) me semble tout à fait emblématique de l'exposition, elle est titrée 'L'impossibilité ou Dancer / Danger' : les engrenages sont bloqués et immobiles et le verre est cassé... Est-ce dangereux ?
On se dit que, en s'approchant de la période contemporaine, on va peut-être enfin commencer à vibrer, à fusionner, à s'élever, à danser peut-être, mais le chemin semblelong : une salle inintéressante et alambiquée de Mai-Thu Perret 'réinterprétant' une pièce agit-prop de 1924, entre Oskar Schlemmer et Nicolas Schöffer, est affligeante d'artifice et de vacuité.
Et Ange Leccia (sur le rock), Christian Rizzo ou Andy Warhol restent dans le même registre de monstration sans âme. Ce n'est pas le film de Namuth sur Pollock, documentaire où le peintre se donne en spectacle sur commande, qui va nous emmener vers l'esprit nietzschéen de légèreté. Heureusement, certains des films documentant des spectacles de danse remplissent bien leur fonction, et peuvent même être émouvants quand on se souvient du spectacle en question, ainsi, pour moi, Paper dance, Parades & Changes d'Anna Halprin, vu en 2008 dans sa reprise par Anne Collod (1965; Film 1995, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © Jacqueline Caux) .Enfin, Jan Fabre vint. Non qu'il soit le meilleur chorégraphe de tous ceux présentés ici, ni que ce soit la meilleure vidéo, la meilleure danseuse, le meilleur spectacle, mais peut-être parce que, comme Schlemmer, Fabre est à la jonction des deux mondes (ou trois avec le théâtre, anti-danse par excellence), s'enrichissant de tous et ne se soumettant à aucun. La vidéo de "Quando l'uomo principale é una donna" stoppe le visiteur sur place, non pas tant par son sujet (Lisbeth Gruwez, nue et couverte d'huile), ni par son argument (la frontière entre les genres est ténue), ni par ses références (les Anthropométries d'Yves Klein), mais par sa présence, par sa vie, par la manière dont elle occupe l'espace devant l'écran, dont elle s'y projette, nous éclabousse et ne nous laisse pas indemnes (Filmé par Charles Picq à la Maison de la danse, Lyon, avril 2004. Direction, scénographie et chorégraphie : Jan Fabre. Production : Troubleyn/Jan Fabre (Anvers, Belgique), en coproduction avec le Théâtre de la Ville (Paris, France), de Singel (Anvers, Belgique), avec le support du Festival Iberoamericano de Teatro de Bogotá).
Et, grâce à Felix Gonzalez-Torres, la fin de l'exposition est sinon un pinacle, en tout cas une libération; je n'ai pas vu le danseur de gogo sur sa plate-forme (Untitled (Go-Go Dancing Platform) 1991 © Kunst Museum St. Gallen,Saint Gall), il n'est là que quelques minutes par jour, mais, à côté, Untitled (Arena) offre, sous les lampions, un espace où danser : on peut coiffer des écouteurs sans fil et valser. J'en suis bien incapable, mais soudain la vie est entrée au musée, la danse s'est incarnée. J'avais failli devenir 'savant', me revoilà 'léger'. Enfin! Sinon, c'est une excellente occasion pour voir des films, lire des livres, écouter des conférences et, éventuellement assister à quelques spectacles.Photos Kirchner, Halprin et Gonzalez-Torres 1, courtoisie du Centre Pompidou; photos Matisse/Sehgal, Kupka, Niedecken-Gebhard, Schlemmer et Gonzalez-Torres 2, de l'auteur. Kupka, Schlemmer et Man Ray étant représentés par l'ADAGP, la reproduction de leurs oeuvres sera ôtée du blog à la fin de l'exposition.