La CENI (Commission Electorale Nationale et Indépendante) vient de rendre un verdict connu d’avance. Joseph Kabila succède à lui-même en enfreignant les règles démocratiques les plus élémentaires. Hier, il avait garanti sa pérennité par un coup d’état constitutionnel, en supprimant le deuxième tour des élections. Aujourd’hui il scelle son maintien au pouvoir par un coup d’état électoral suivi d’un coup de force (20 000 soldats armés patrouillent la seule ville de Kinshasa pour instaurer un ordre contesté.
La victoire orchestrée de Joseph Kabila sur une opposition divisée demeure avant tout une victoire à la Pyrrhus qui risque de précipiter le plus grand pays au sud du Sahara dans les affres de la guerre civile et une crise humanitaire d’ampleur effroyable. Divisée et renâclant à adopter un « ticket gagnant Tshisekedi-Kamerhe », prôné en février 2011 par l’historien congolais Didier Gondola, l’opposition a servi à Kabila sa réélection sur un plateau d’argent. Du côté des chancelleries occidentales, où on a préféré le jeune et placide Kabila au patriarche Tshisekedi, on réitère les appels au calme, même si l’on a cautionné la supercherie constitutionnelle de janvier 2011 (supprimant le deuxième tour) et fermé les yeux devant les fraudes massives qui ont émaillé le déroulement des élections. D’une commission électorale (CENI) inféodée au pouvoir, aux urnes bourrées d’avance de bulletins de vote en faveur du candidat Kabila en passant par des bureaux de vote où les bulletins ne sont jamais arrivés parce que bastions de l’opposition, à des taux de participation de 100% dans les bastions kabilistes du Katanga, on ne compte plus les artifices frauduleux qui ont permis à Kabila d’être proclamé vainqueur avec 48% des suffrages. Lamentable, misérable et pitoyable : telle fut la prestation sur le plateau de la télévision nationale, ,lundi soir, du président de la Ceni. Il n’a réussi qu’une chose : accréditer davantage les accusations de servilité de la Ceni vis à vis du pouvoir, cautionnant les fraudes électorales.
Selon la logique la plus élémentaire, la suppression du deuxième tour, acclamée par un parlement godillot sous le prétexte fallacieux que le pays manquait d’argent pour organiser un scrutin présidentiel et parlementaire à deux tours, aurait dû galvaniser l’opposition. Mais c’était sans compter sur les dérives égotistes des ténors de l’opposition qui en refusant d’accorder leurs violons ont pavé la voie à la victoire de Kabila. Ni Etienne Tshisekedi, ni Vital Kamerhe, ni même l’idée démocratique, le grand perdant de ce scrutin est le peuple congolais qui, une fois de plus, a été floué dans sa détermination à prendre en main sa propre destinée. De Berlin, le peuple congolais en aura connu beaucoup, et ce Berlin-ci n’est pas différent de tous les autres, de cette effroyable année 1885 où le destin de ces populations martyres a été scellé à mille lieux par des monarques Européens pour être confié entre les griffes d’un roi affairiste affublé des habits d’un philanthrope. Ce Berlin-ci est d’autant plus amer que le printemps de la démocratie continue à secouer les dynasties du Moyen-Orient. Partie de Tunisie, la Révolution de Jasmin tarde à pénétrer au sud du Sahara même si comme au Congo les populations l’appellent ardemment de leurs vœux. Ainsi, les visées géostratégiques et la défense des intérêts géopolitiques des puissances étrangères continuent à peser lourdement sur le devenir d’un pays dont l’échiquier politique est régenté en fonction des intérêts étrangers au détriment des aspirations légitimes des populations. A quoi bon voter, se demande le Congolais, si en fin de compte, pour parler cru, les dés sont pipés ! A quoi bon voter, puisque l’Occident joue double jeu en Afrique, impose la démocratie mais choisit les leaders. Comment penser autrement quand Luis Moreno Ocampo, le procureur de la CPI, menace : « Nous surveillons de près la situation sur place, et nous ne tolérerons aucun recours à la violence […] La violence électorale n’ouvre plus le chemin du pouvoir, mais celui de La Haye ». Mais la fraude électorale, n’est-elle pas une des formes premières de violence électorale ? Pourquoi condamner l’une et ignorer l’autre ?
Kabila s’est donc imposé non pas seulement avec la complicité de l’Occident et grâce à des fraudes massives mais, plus grave, dans un silence assourdissant des intellectuels et surtout des universitaires congolais. Qu’ils se trouvent à l’intérieur du pays ou qu’ils soient basés à l’étranger, les universitaires congolais regimbent à épingler une dérive autocratique qu’un récent dossier du magazine Jeune-Afriquecompare à juste titre au règne de triste mémoire du maréchal Mobutu. Souffrant de tous les maux imaginables (insécurité alimentaire, violences politiques et absence de droits de l’Homme, viols des femmes à l’est, corruption, pénurie chronique d’eau potable et d’électricité, effondrement du système éducatif et sanitaire, etc.), la RDC voit son chevet déserté par ses intellectuels au profit d’une légion d’ONG internationales dont beaucoup font office de fossoyeurs. On s’étonne, par exemple, du bilan laudatif dressé par les historiens congolais lors des commémorations du Cinquantenaire de l’indépendance alors que tout indique une déliquescence continue depuis 50 ans.
Même silence aujourd’hui alors que la RDC s’apprête à sombrer dans un conflit post-électoral qui va faire passer ceux qu’ont connus la Côte-d’Ivoire et le Kenya pour des escarmouches. Le risque tient d’abord au vote régionaliste exacerbé par la polarisation de la vie politique et à la décision de Kabila de faire l’économie d’un deuxième tour. Ensuite, un Kabila reconduit pour cinq ans avec moins de 50% de l’électorat, en dépit d’un bilan bien maigre et au vu de son isolement à Kinshasa, risque de durcir un régime en passe de basculer de la démocrature à la dictature. Ensuite, le grand écart que Kabila devra accomplir entre les exigences d’un Occident grand parrain de ces élections et les intérêts grandissants de la Chine obère le relèvement du pays surtout lorsque l’on y ajoute la tutelle d’un Kigali hyper-nationaliste qui ne rêve que de l’Anschluss avec le Kivu comme prélude d’un Grand Rwanda. En dernier lieu, l’impopularité de Kabila et de tout ce qui touche de près ou de loin à son régime au sein d’une diaspora congolaise radicalisée risque de s’aliéner des forces essentielles au développement et de compromettre les relations bilatérales de la RDC.
A raconter une victoire en détail, faisait dire Sartre dans Le Diable et le Bon Dieu, on ne sait plus ce qui la distingue d’une défaite. Ainsi, plus l’on dissèque et disserte sur le « succès » électoral de Kabila, plus apparaissent de multiples zones d’ombre, des fragilités systémiques et des béances nauséabondes d’un sinistre augure. Après dix ans d’un pouvoir contesté, qui n’exhibe à son actif que quelques routes repavées à la va-vite grâce à des contrats léonins conclus avec la Chine, un pouvoir qui continue l’œuvre de prédation inaugurée par Léopold II et précipitée sous Mobutu, la population ne semble plus se résigner seulement au système D, mais fourbit les armes, parfois anodines, comme cette pierre lancée contre le convoi présidentiel et qui a valu à son auteur, Armand Tungulu, la torture et l’assassinat. Le Congolais sous Kabila ne ressemble que de loin à celui que Mobutu a tenu en joug pendant trois décennies. Dans la diaspora, mais aussi à Kinshasa et ailleurs, les Congolais se mobilisent, souvent avec furie (seul langage que l’Occident semble comprendre) pour mettre en échec un pouvoir illégitime.
A l’heure de grands enjeux où les certitudes néo-libérales s’effondrent une à une devant la complexité de notre mondialité, où le modèle capitaliste montre ses limites, où les nations se positionnent pour capter et engranger des ressources qui feront défaut demain et créer de nouvelles, le Congo demeure à l’image de l’Afrique elle-même. Confiné, dans la partition néo-libérale, à un rôle de pourvoyeur de ressources innombrables, le pays ne parvient pas à s’extirper de cette camisole de force et à repenser son rapport avec l’Occident. Il peine également à établir sur des bases équitables ses relations avec les puissances émergentes comme la Chine, qui tentées par un pouvoir mou, finissent par reproduire un nouveau Berlin, un de plus, au Congo. Quand prendra fin le calvaire de ce peuple martyr, sacrifié à l’autel du capitalisme ? Au fond, la tragédie congolaise réside moins dans les convoitises internationales qui, comme l’a déclaré Sarkozy à maintes reprises, ont toujours réduit les richesses du Congo à une manne mondiale plutôt qu’à un patrimoine national, mais dans la cécité et l’inaptitude de ses classes politiques. La victoire pyrrhique de Kabila, un exemple singulier de ce paradigme dévastateur, inaugure un nouveau Berlin au Congo.
Didier Gondola et Anicet Mobé