Il n'est pas toujours très facile d'avoir un discours critique de qualité, qu'on soit commissaire d'exposition ou critique d'art patenté, sur Edvard Munch et on risque d'osciller entre une approche par un bout de la lorgnette, comme m'a semblé l'être l'exposition en cours au Centre Pompidou, ne mettant l'accent que sur des aspects justes mais secondaires de son oeuvre (l'influence de la photographie et du film), et d'un autre côté un discours sentimentaliste où on évoque avec des trémolos sa mélancolie, son 'enfoncement dans le malheur' et autres fadaises, et cela à propos de l'excellente exposition au Musée des Beaux-arts de Caen. Excellente car, tout en présentant les diverses facettes de la vie et de l'oeuvre mêlées de Munch en privilégiant une approche thématique (Mélancolie, Norvège, Mort, Couples, Femmes, Angoisse), elle développe aussi une dimension formelle, en jouant sur la reproduction, sur l'écho entre peintures et gravures, et sur la manière dont l'artiste sait utiliser ses médiums pour obtenir des représentations changeantes d'un même sujet. Cet aspect n'avait été abordé que rapidement à Pompidou, et la présentation à Caen de quinze tableaux provenant du Musée de Bergen (et donc plus rarement vus que ceux d'Oslo) et d'une cinquantaine d'estampes venant d'une remarquable (et récente) collection privée permet le rapprochement, la comparaison.
Sur cette photo (prise par D. Couty) on distingue malaisément au second plan la toile Mélancolie et devant, sur le lutrin, deux gravures sur bois et une lithographie. Un peu plus loin, on voit cinq xylographies de Deux femmes sur le rivage , ou trois lithographies de L'enfant malade : ce sont ces allers-retours, ces comparaisons, permettant d'étudier la manière du peintre et graveur, qui font l'intérêt de cette exposition. Ainsi, pour les Deux femmes sur le rivage (sa tante Karen en noir, sa soeur Inger rousse), les encrages sont différents, les teintes sont ici douces et là violentes, on voit ici des aplats plus lisses et là les striures mêmes du bois qui sont partie prenante de la composition, et la gravure ci-contre reprend le dessin typiquement munchien du soleil et de son reflet en forme de 'i' . Au-delà de l'aspect économique (qui ne fut pas négligeable), il est passionnant de voir comment Munch expérimente sans cesse, reprend un sujet sous des angles différents, ouvre de nouvelles voies (comme la découpe des blocs de bois pour réaliser une xylographie polychrome), mêle reproduction 'mécanique' et intervention manuelle (comme Le cri présent ici, une lithographie colorée à la main en rouge, orange, bleu et vert).
Non que les toiles seules ne soient pas intéressantes : on peut voir ici un de ses rares tableaux pointillistes, une avenue Karl-Johann (1890) ensoleillée et tranquille, aux antipodes de celle qu'il peindra deux ans plus tard avec une foule inquiétante, hallucinée et l'artiste marchant à contre-courant, et aussi un Nu assis (1896) très 'parisien' sur fond rouge. Alors que le portrait de Inger au soleil (1888), sous un chapeau de taille tacheté de couleur, le buste serré dans une tunique blanche, est quasiment tout entier occupé par le corps de sa soeur, la grande toile Inger au bord de l'eau (1889), aux couleurs sourdes, place la jeune femme aux cheveux noirs en robe blanche (mais regardez ces ombres jaunes sur sa robe !) au milieu de rochers dont chacun est une composition complexe, tourmentée, dotée de sa vie propre, dirait-on.
Le tableau Clair de lune sur la plage (1892) avec ses rochers pâteux, ses bandeaux d'algues sombres au bord de l'eau, ce chemin montant vers le soleil et les quatre échos de celui-ci en ligne verticale, formant comme une matérialisation de la lumière, comme une transformation du soleil en rocher, n'est certes pas une composition abstraite, mais tout y est forme, conception, épure.
La scénographie nous emmène ensuite vers trois lithographies de L'Enfant malade : elle n'ont pas la force de ses toiles évoquant la mort de sa soeur Sophie, en tout cas de la première (1885), où Munch triturait la pâte picturale avec le manche du pinceau, comme un exorcisme de sa douleur encore vivace, mais le recentrage sur le profil de la malade lui permet, dans les lithographies (1896) de strier l'oreiller blanc de traits griffés comme un écho de cette violence.
On en vient ensuite aux femmes, et c'est là un des aspects les plus passionnants de l'oeuvre (et de la vie) de Munch. La femme rousse aux yeux verts, (en haut) également dénommée le Péché (lithographie de 1902; mais il n'est pas certain que ce titre soit de Munch, comme pour le Vampire) est peut-être la synthèse de la vision munchienne des femmes : séduisante sorcière aux cheveux rouges et aux yeux verts, femme libre aux seins nus, elle a en même temps un air d'innocence, de réserve distante tout à fait ambigu. On verra aussi, bien sûr, la très connue Madonne, extatique et impudique, cernée de foetus et de spermatozoïdes (trois lithographies), les Trois âges (deux lithographies), le Vampire (trois lithographies et une gravure sur bois, cette dernière avec, me semble-t-il, davantage de tension), l'Autoportait au bras de squelette qui introduit l'exposition, et ce Baiser (xylographie de 1902) où les personnages fusionnés en une seule tête, presque un seul corps sont absorbés par le bois dont les veines et les striures épousent les formes du corps. Mais je voudrais surtout vous montrer quelques oeuvres moins connues, pour échapper un peu au monolithisme habituel.
La Broche (lithographie de 1903) est un portrait d'Eva Mudocci, violoniste de talent, qu'on disait aussi lesbienne, et qui fut une des rares femmes à avoir une relation amoureuse avec Munch sur un pied d'égalité, étant elle aussi une artiste indépendante et dotée d'une forte personnalité positive, peu encline à subir les fantasmes dépressifs du peintre. Le ressent-on dans ce portrait plein de douceur où elle ne semble vêtue que de sa chevelure que la broche retiendrait ?
Deux gravures sur bois de 1896 montrent la Tête d'un homme dans les cheveux d'une femme : l'homme (dont les traits, comme dans Jalousie, évoquent son ami Stanislas Przybyszewski plutôt que Munch lui-même) est prisonnier de la chevelure rousse tentaculaire (que les stries du bois renforcent étrangement), peut-être est-il décapité, peut-être est-elle Salomé, mais Munch, si ambivalent et angoissé dans ses relations amoureuses, transcende ces mythes pour réaliser là une composition universelle, tragique.
Une toile de 1898, Homme et femme, donne le même sentiment tragique d'un amour impossible, d'une relation entre les sexes qui ne peut être qu'un combat (mais ce n'est pas de la haine, vision trop simpliste) : les visages ont disparu, les personnages ne sont que des représentations absolues, éternelles de leur sexe, Adam et Eve comme Edvard et Tulla. Lui est effondré, elle semble triompher; la forme de l'ombre noire menaçante (qui évoque Puberté) est un écho à la masse des cheveux rouges (encore) comme une tension entre deux contraires qui s'attirent et se repoussent.
Pour finir autrement que dans la guimauve, sans 'deviner par avance que Munch sera incapable de franchir victorieusement les étapes d'un parcours initiatique' vers le bonheur (ou le malheur, je ne sais plus), deux gravures non pas de bonheur peut-être, mais de plaisir : faire de Munch un misogyne, un déprimé mélancolique sans rapport avec les femmes à partir de 1902 (date de sa rupture avec Tulla Larsen) est bien mal connaître sa vie, ses passions (secrètes), ses amours (discrets). D'abord une lithographie de 1896, Les amants dans les vagues ('on the waves of Love'), souvenir heureux peut-être des amants extatiques, les cheveux emmêlés, yeux clos, lèvres serrées, avec les ondes de l'eau qui sous-tendent leur plaisir secret, leur passion intérieure.
Et puis deux xylographies de 1905, Tête à tête, où, comme dans le baiser, la fusion des deux êtres est aussi graphique et où ces yeux clos, ces têtes renversées en arrière, cette tension (là encore soulignée par les veines du bois) me semblent tout à fait orgasmiques pour parler franc.
Voilà. Bien d'autres oeuvres encore dont je n'ai pu parler (et, je ne devrais pas vous montrer toutes ces images, ADAGP oblige, jusqu'en 2014, 70ème anniversaire de sa mort). Quoi qu'on en dise, le numéro spécial de Connaissance des Arts qui fait office de catalogue n'est pas mal (visiblement, le Musée de Caen ne roule pas sur l'or); je vous conseille aussi de lire le dossier pédagogique pour un intéressant parallèle entre Munch et Baudelaire, et d'aller sur le site de la Collection Gundersen pour lire les notices des gravures que je n'ai pas mises en lien, fort bien écrites.
Vue d'exposition photographiée par Daniel Couty, La Tribune de l'art. Edvard Munch étant représenté par l'ADAGP, les reproductions de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l'exposition.