Ce sont parfois des lectures en histoire ou en vulgarisation des sciences qui me donnent des idées pour alimenter ce blog. A cet égard, un certain nombre de grands
scientifiques furent aussi des vulgarisateurs de talent : on connaît le cas de Richard Feynman (1918-1988, prix Nobel de physique 1965), ses cours et sa manière d’aborder la physique. On connaît
moins ces talents qu’avait Erwin Schrödinger (1887-1961, prix Nobel de physique 1933). Son ouvrage Physique quantique et représentation du
monde contient quelques pages tout à fait abordables sur la poussière de Cantor (que j'utilise dans le chapitre 20 de mon livre, consacré aux fractales) ; son ouvrage Qu’est-ce que la
vie ? (1946) contient des pages passionnantes sur la physique appliquée à la biologie : les interrogations que se pose l’auteur sur les phénomènes physiques intervenant en biologie ont
d’ailleurs guidé ceux qui allaient développer cette science (la créer, pourrait-on dire) après-guerre (date de la découverte de l’ADN 1953).
Nous restons ici en physique : regardons comment Schrödinger, sur une expérience simple, mêle des notions d’observation, de mathématiques et de physique théorique (le
mouvement brownien). On prend un bac rempli d’eau, on verse du permanganate de potassium (colorant violet) à gauche du bac. Apparaissent des volutes
violettes, denses à gauche et beaucoup moins denses à droite :
Après un temps plus ou moins long, la solution s’harmonise
de manière uniformément violet pâle. Pourtant, chacune des molécules de permanganate se meut indépendamment des autres, avec les mêmes chances d’aller à droite ou à gauche (mouvement de type
brownien) : il n’y a pas de raison a priori, au niveau microscopique, que la concentration de la solution s’harmonise.
Faisons alors une analyse en découpant la solution en
petites tranches de largeur dx, de concentrations très voisines, mais diminuant de la gauche vers la droite. Si l’on prend le plan de gauche de la tranche centrale
(tranche figurée en gras sur la figure), même s’il y a mouvement brownien donc aléatoire, il y aura plus de molécules le traversant de la gauche vers la droite que de molécules le traversant dans
l’autre sens, tout simplement parce qu’il y a plus de molécules à gauche de ce plan qu’à droite. On peut en dire autant du plan de droite de la tranche centrale : mais quand on fait le bilan
global de la tranche centrale, elle gagne plus de molécules sur son plan de gauche qu’elle n'en perd sur son plan de droite, et ceci est vrai tant qu’il existe un différentiel de concentration
dans la solution.
Schrödinger introduit ainsi de manière imagée la fameuse équation de la diffusion. La concentration
C de la solution en une tranche dx varie dans le temps en fonction de la variation des différentiels de concentration entre tranches voisines
:
K est un facteur de proportionnalité; le facteur d²C/dx², en dérivées secondes, exprime le raisonnement présenté ci-dessus : à travers le plan de gauche le transfert
se fait en de la différence de concentration dC/dx à l’abscisse x, à travers le plan de droite il se fait en fonction de la différence de concentration
dC/dx à l’abscisse x + dx ; quand on fait le bilan global de la tranche,
comme ci-dessus, à savoir qu’on retranche ce qu’on perd à droite de ce qu’on gagne à gauche, c’est la dérivée seconde d²C/dx² qui apparaît.
Cette équation est caractéristique de nombreux phénomènes physiques, comme la diffusion des molécules à l’intérieur d’une solution, ou la diffusion de la
chaleur (harmonisation de la température à l’intérieur d’une pièce par exemple, remplacer C par T). Elle avait été donnée par Joseph Fourier dès
1808 dans son Mémoire sur la chaleur, mais la visualisation que nous en donne Schrödinger m’a paru tout à fait parlante.