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Saul Lieberman and the Orthodox de Marc B. Shapiro

Publié le 10 septembre 2007 par Frison

On ne se rend pas bien compte, depuis nos salons parisiens, à quel point les études juives (et par là j'entends les travaux de recherche sociologiques, philosophiques ou epistémologiques sur le monde juif) pratiquées en Israël et aux Etats-Unis sont à des années lumière de ce qui peut se pratiquer en France.
J'en ai encore eu récemment la preuve en me baladant sur un site passionnant: http://seforim.blogspot.com/
Le niveau académique de ce simple blog est tout simplement époustouflant. C'est notamment là que j'ai découvert les articles de Marc Shapiro, notamment une revue des livres consacrés à Ovadia Yosef absolument remarquable. J'en ai fait part à mon ami Byniamin Sznajder (brillant universitaire et grand connaisseur du monde de la Thora), qui a contacté Marc Shapiro (apparemment adorable en plus d'être brillant) et qui lui a fait parvenir par un étrange concours de circonstances deux exemplaires d'un de ses ouvrages.
Byniamin "Le Tailleur" m'en a très gentiment remis un exemplaire et c'est ainsi que je plongeais dans "Saul Liberman and the Orthodox".

D'abord, qui est Saul Liberman ?
Saul Liberman est essentiellement (un peu) connu en France pour avoir été, après M.Chouchani, le deuxième Grand Maître de Elie Wiesel, lorsque celui-ci s'installa aux Etats-Unis. Pour qui connaît un peu de réputation M.Chouchani, via Lévinas ou Shlomo Malka, le simple fait de savoir qu'Elie Wiesel lui accordait une dimension équivalente devrait nous rendre attentif.
Et en effet, Saul Liberman était considéré par bien des Sages de son temps comme un Gadol, c'est-à-dire une sommité dans l'étude de la Thora. Mais tout le long de sa vie, et c'est l'objet du livre, Saul Liberman a eu fort à faire dans ses relations avec le monde orthodoxe. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'en 1940, il accepta de devenir enseignant au Jewish Theological Seminary, le principal centre de formations de la mouvance Conservative aux Etats-Unis.
En effet, depuis la fin du XIXème siècle et jusqu'à cette époque, les conservatives (en France représentés par les Massorti) ont un problème crucial à régler. Toute leur idéologie tourne autour du respect de la halakha (à la différence donc du mouvement libéral), mais en s'autorisant parfois à remonter à des décisions talmudiques ou légèrement postérieures, sans tenir toujours compte des développements ultérieurs de la Halakha, notamment post-Choulkhan Aroukh.
Or, pour pouvoir être crédible sur ces sujets, il est indispensable de pouvoir compter sur des ressources internes au mouvement qui soient véritablement calées sur le Talmud et ses commentaires. Il faut donc des enseignants de qualité et qui maîtrisent la Guemara sur le bout des doigts. Où sont ces gens en 1940 ? Dans les Yéchivot orthodoxes évidemment. C'est là-bas qu'il faut aller les chercher en les convaincant d'enseigner dans une institution Conservative.
Tout le sujet du livre de Shapiro, c'est de nous conter cette aventure qui dura tout de même plus de 40 ans (Lieberman finit en effet par devenir Directeur du JTS), parsemée de relations très spéciales avec son monde d'origine: l'orthodoxie.
Un autre monde
Shapiro nous renseigne d'abord sur les relations de l'époque entre les orthodoxes et les conservatives. Contrairement à la situation actuelle, les contacts entre les deux bords sont, sinon fréquents, existants.
Les Conservative restent proche des orthodoxes sur beaucoup de sujets et sont encore bien distincts des mouvements libéraux (reformed aux Etats-Unis). Lorsque Lieberman arrive au JTS, c'est à l'issue d'un choix entre le JTS et la Yéchiva de son ancien condisciple le Rav Itzhak Hutner. Shapiro semble expliquer ce choix par des raisons purement pratiques: accès plus facile aux ressources académiques, confort, etc, etc... Il ramène également certaines sources tendant à dire que Lieberman avait un objectif "prosélyte" en allant au JTS, en d'autres termes, sensibiliser au Talmud, à la Thora et au respect des Grands d'Israël les étudiants de ce centre de formation.
Les réactions du monde orthodoxe sont contrastées, même si elles deviennent beaucoup plus sensibles à partir de 1949 lorsque Lieberman devient "Dean" (Doyen)de l'école rabbinique du JTS, puis recteur de l'institution en 1959, nous le verrons.
Une figure unanimement respectée
On l'a dit, Lieberman était considéré comme un Gadol. Il a notamment beaucoup travaillé sur le Talmud de Jérusalem, le parent pauvre du Talmud puisqu'il est plus ancien et confus que le Talmud de Babylone et qu'il n'a donc pas servi de façon systématique à l'établissement de la Halakha. Ses travaux sur la Tossefta sont également régulièrement cités par les plus grands auteurs (notamment son commentaire extensif Tosefta kiPeshuta), même si la façon de le citer en révèle beaucoup sur la perception de l'auteur sur Lieberman.
Certains, comme le Rav Weinberg (auteur du Seridei Ech), n'hésite pas à le citer largement et à lui accoler le titre de "Rabbi" Saul Lieberman, sans que sa situation personnelle ne rentre en ligne de compte.
Au niveau de la correspondance privée, c'est encore plus flagrant: Shapiro cite les titres qu'accollent à leur début de lettres d'éminentes figures telles que le Rav Weinberg, le Rav J.D Soloveitchik ou le Rav Ch.Y Zevin (auteur du classique Moadim beHalakha et directeur de l'Encyclopédie Talmudique): Géant incisif dans toutes les parties de la Thora, Grand Géant Sage et Scribe, Fabuleux Géant Guide de la génération, etc, etc... (en hébreu c'est un peu moins kitch que ma traduction).
D'autres vont être plus neutres: le "Rabbi" n'existe plus ou il est simplement mentionné "Hakham Ehad" (Un sage).
Quelques exemples intéressants:
Les Hassidim de Guer, qui entamèrent un cycle d'étude quotidienne du Talmud de Jerusalem afin d'en publier un commentaire inédit, ont bien évidemment sur leur table de travail les ouvrages de Lieberman (Ha-Yeroushalmi kePshouto et Tosefta kePshouto). Mais ils ne citent jamais ces commentaires nominativement, tout en rapportant le travail de Lieberman sous la formule "Il est possible de dire...".
La raison invoquée est limpide: "Nous voulons que notre commentaire soit utilisé". En d'autres termes, le nom de Lieberman peut suffire à décrédibiliser un commentaire tout entier.
Le magnifique livre du Rav Zevin Moadim beHalakha a été traduit en anglais par ArtScroll. Or, le Rav Zevin cite "R. Saul Lieberman" dans son ouvrage original en hébreu. La traduction en anglais omet bizarrement le titre R. (qui veut dire Rabbi).
Une des anecdotes les plus étonnantes que cite Marc Shapiro, et qui semble véridique, fut la réponse du Rabbi de Loubavitch (Menahem Mendel Schneerson) à propos d'une personne qui lui demanda si elle pouvait aller enseigner au JTS. Celui-ci lui répondit: "Tu peux rester, tant que reste Lieberman".
Ce comportement est lié à plusieurs choses:
- Saul Liberman est issu d'une famille prestigieuse et a été très tôt reconnu comme un futur Grand d'Israël. Il est marié à la petite-fille du Netziv de Volojhine et se trouve être le cousin germain du Hazone Ich, le fondateur de Bné-Brak et reconnu par tous comme le "Prince de la Génération" d'après-guerre en Israël.
- Même si Lieberman est lié au mouvement conservative, celui-ci semble ne jamais s'être considéré comme autre chose qu'orthodoxe. Même au JTS, il ne menait jamais d'office sans séparation entre hommes et femmes. Il a également âprement lutté vers la fin de sa vie contre l'ordination des femmes-rabbins comme de façon plus générale contre l'orientation très égalitariste du mouvement Conservative.
Il est bien évident qu'une personne moins brillante que Lieberman ou qui aurait intégré dans sa pratique personnelle des attitudes conservative aurait posé beaucoup moins de problèmes au monde orthodoxe.
Quelle référence Halakhique pour le traitement de Lieberman par les orthodoxes ?

Lieberman est un Grand, c'est acquis. Il semble toujours s'être considéré comme un orthodoxe. Mais que dit la Halakha sur un cas pareil ? Quelles relations peut-on ou doit-on avoir avec Lieberman et son travail ?


Il semble, à lire Shapiro, que les Sages modernes se soient appuyés sur deux grands principes opposés.


Le premier, c'est évidemment le traitement lié à tout celui qui se sépare de la communauté en empruntant un voie, qualifiée schématiquement "d'hérétique". C'est le cas de Lieberman puisqu'il fait partie intégrante du mouvement Conservative, que les orthodoxes considèrent comme très dangereux pour le judaïsme, presque plus que les libéraux. En effet, à l'inverse de ceux-ci, les conservatives considèrent que leurs prises de position halakhique s'appuient complètement sur la littérature talmudique.


Les orthodoxes craignent, et malheureusement la suite leur donnera raison, que les conservatives, en perdant le lien avec la tradition rabbinique, soient portés à prendre des décisions qui n'aient plus rien à voir avec la tradition juive. L'évolution de ce mouvement, que Shapiro rappelle en conclusion de ce livre (ordination des femmes, légitimation de l'homosexualité, etc...) et que Lieberman lui-même trouvait répréhensible justifiait de se tenir à l'écart de toute personne susceptible de défendre cette vision du judaïsme. D'où certaines prises de position visant à interdire toute relation avec Lieberman, ainsi que d'utiliser son travail.


Dans les faits, ce n'est pas tant à Lieberman qu'on s'en prend mais à ses fréquentations. En effet, au JTS enseignait également Mordekhaï Kaplan, fondateur du courant "reconstructionniste" qui, même pour Lieberman apparaît au mieux comme un illuminé, au pire comme un véritable hérétique. Shapiro montre cependant de manière convaincante que Saul Lieberman appliquait personnellement les mesures de Herem (sorte d'excommunication) émises par les rabbins orthodoxes à l'encontre de Kaplan. Malgré cela, le simple fait de savoir que Lieberman pouvait enseigner dans la même institution qu'une figure aussi décriée que Kaplan suffisait à le condamner.


Par ailleurs, l'implication croissante de Saul Liberman dans l'organisation interne du JTS (directeur de l'école rabbinique puis recteur du JTS) tendait à créer une preuve irréductible de la confusion facile entre Lieberman et le mouvement Conservative.


L'autre principe est issu du statut particulier d'Elisha ben Abouya. Son histoire est connue: maître éminent du Talmud, il perdit la foi pour des raisons complexes que nous n'analyserons pas ici. Cependant, son élève le plus brillant, Rabbi Méïr, ne voulut pas abandonner son maître et son enseignement. Il continua donc à étudier avec ce maître pourtant rejeté par tous ses collègues (au point d'être appelé dans la Guemar "Akher", "L'Autre"). Certains enseignements d'Elisha ben Abouya sont parfois rapportés par Rabbi Méïr mais sans citer le nom de son maître.


C'est la même démarche qui a prévalu pour Lieberman: son travail n'a pas été rejeté, mais sa référence reste cachée.


Comment Liberman a-t-il pu ?


Une question se pose: si Lieberman se considérait encore comme un Orthodoxe, comment a-t-il pu aller enseigner au JTS avec tous les problèmes halakhiques que cela posait ? Sa réponse était une pure réponse orthodoxe:


- S'il y avait un problème, les rabbins américains n'avaient qu'à me faire venir dans un tribunal rabbinique.


- Ma défense aurait été la suivante: j'ai posé une cheela (une question halakhique) à trois grands décisionnaires en Israël avant de partir. Deux d'entre eux m'ont autorisé à partir. Ce que j'ai donc fait.


Qui sont ces 3 décisionnaires ? Lieberman n'a pas voulu le révéler ailleurs que dans un Beth-Din, mais Marc Shapiro penche pour les 4 personnalités suivantes: R. Itzhak Herzog, alors Grand-Rabbin d'Israël (Palestine à l'époque), Rav Tzvi Pessah Frank alors Grand Rabbin de Jérusalem, Rav Isser Zalman Meltzer et son beau-père Rav Meir Bar-Ilan. Le problème de ce dernier étant qu'il ne peut pas être vraiment considéré comme un Grand d'Israël. De plus, il semble qu'il ait été opposé au départ de Lieberman au JTS.


Dans tous les cas, ceci confirme bien l'attachement de Saul Liberman à une attitude et à des modalités de fonctionnement proches du monde orthodoxe.



Quelle conclusion ?

Le livre de Shapiro est vraiment un condensé des relations houleuses entre orthodoxes et conservatives dans cette deuxième moitié de XXème siècle. Sa conclusion principale, un peu pessimiste, vise à montrer que les relations initiales entre Lieberman et les orthodoxes font désormais partie d'un monde perdu:

"Recent decades have seen Orthodoxy move to the right, just as Conservative judaism has moved to the left. Conservative judaism has embraced halakhic egalitarianism as an absolute, and seems on the verge of a major shift in the direction of legitimizing homosexuality. Considering the way the two movements look today, it is hard for many to imagine that there was a time when the divisions were not so stark, when one's denominational affiliation did not necessary place one in direct ideological conflict with members of other denomination. There was a time when great talmidei hakhamim of both denominations could be intellectual comrades, and outstanding minds from the Orthodox world could join their Conservatives colleagues in teaching Torah. It is a lost world of American Judaism."
J'ajouterais quand même une réflexion plus personnelle. Je ne connais pas bien l'oeuvre de Lieberman, mais il me semble qu'elle appartient principalement au champ académique. Des commentaires grammaticaux, des approfondissements de livres encore confus, des éclairages historiques lumineux sur certains passages...mais peu de commentaires avec une véritable implication personnelle et des innovations intellectuelles. Pas de révolution méthodologique comme ont pu en produire Maïmonide ou le Maharal. Mais même sans aller jusqu'à ces deux géants, on aurait aimé des développements aussi originaux que ceux de son ancien condisciple le Rav Hutner, des commentaires de la tradition qui auraient pu guider ses élèves dans le complexe déroulement de l'existence.


Peut-être qu'Elie Wiesel pourra nous renseigner, lui qui a semblé marqué par un enseignement qui avait l'air d'être tout sauf sec ?


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