Il arrive désormais assez souvent que l'artiste ne fasse pas lui-même, ne travaille pas de ses mains, mais se contente de donner des directives, de dire ce qu'il faut faire, et de laisser l'exécution matérielle à d'autres. Banal, direz-vous, bien des artistes conceptuels font cela (et déjà Duchamp), se contentant de définir (et signer, et vendre) le processus. Il est plus rare que ce ne soit pas délibéré, mais que l'artiste soit empêché de faire, n'ait pas accès à la création physique, à sa matérialité ou au lieu où elle se fait; je ne connais pas d'exemple d'artistes handicapés, manchots, paralysés confiant à d'autres la réalisation de leurs oeuvres (même si, discrètement, les petites mains des assistants de Renoir, de Matisse ou de Louise Bourgeois se soient beaucoup activées sous la direction de leurs maîtres vieillis). Par contre, l'action à distance, non point par volonté, mais par empêchement, est par exemple présente dans la vidéo Temps mort de Mohamed Bourouissa demandant par SMS à un prisonnier de filmer telle scène de sa vie quotidienne en cellule. Cet empêchement crée une position nouvelle pour l'artiste, chef d'orchestre contre son gré, créateur en 'remote control'.
Dans son exposition à la galerie Eric Dupont (jusqu'au 21 janvier), Taysir Batniji récidive, en quelque sorte, en utilisant de nouveau des formes connues, immédiatement reconnaissables, mais cette fois ci elles ne lui sont plus léguées par des photographes fameux mais elles proviennent d'une image populaire, quotidienne, la vitrine d'une agence immobilière. Toujours empêché d'aller à Gaza après les destructions et les massacres de 2008/2009, Batniji a confié de nouveau à un photographe et journaliste local (Sami al-Ajrami) la réalisation de ces photographies de maisons détruites, éventrées, en ruines. La confrontation se fait toujours entre une forme, un style qui fait attendre un certain type d'images, et la réalité des images que nous voyons. Mais ce n'est plus l'influence d'un 'maître' qui joue ici, mais l'imprégnation d'une forme ordinaire, banale, quotidienne, soudain soumise à rude épreuve. Ce décalage inquiète, dérange, perturbe et interroge. Les légendes sont factuelles au possible, décrivant un monde de plaisirs possibles, beauté de la vue, taille du salon et proximité de la plage, une humanité désormais réduite en ruines (GH0809, et, en haut Maison n°13).
C'est un autre décalage que montre le Socle du Monde, infiniment simple et infiniment puissant : cette installation de pavés taillés n'étonnerait pas (et pourrait passer pour un socle du monde galiléen comme celui de Manzoni) si ne s'y introduisait l'oblique, la diagonale, le bais dérangeant. Le pavé n'est plus simple matériau (ni même projectile offensif...) mais, ainsi arrangé en matelas, il prend une autre dimension, il crée un autre choc, une inquiétude sourde. Sur le mur du fond, en lettres géantes, patiemment tracées au crayon (à la mine de plomb) ce mot compacté MINEDERIEN. Si le travail de Batniji est plein de petits riens (on pense aux Coquelicots, ces rognures de taille de crayons qui jonchaient l'espace le séparant de la photo de son atelier inaccessible au Pavillon de Palestine à Venise en 2009), c'est aussi un univers où il faut feinter, comprendre à demi-mot, se faufiler sous les radars, se fondre dans les murailles, ne pas cligner des yeux sous les bombes, pour simplement vivre, continuer, résister, persister, mine de rien...Photos courtoisie de la galerie Eric Dupont. Taysir Batniji étant représenté par l'ADAGP, les photos de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l'exposition.