« Les bonnes choses arrivent par hasard. », m’explique N. quand je lui demande à quel moment elle a décidé qu’elle ferait de la danse sa profession. Et je me dis que c’est amusant qu’elle formule à un tout autre sujet, précisément ce que je pense de son cours. Parce qu’il y a deux ans, c’est tout à fait par hasard que j’ai poussé la porte du studio où elle enseignait. Les filles étaient les unes sur les autres et c’est justement ce qui m’a intriguée. Qu’est-ce qui les poussait à se précipiter dans un cours d’étirements – discipline qui a priori ne déplacerait pas des foules ?
Et puis N. est entrée. Elle a souri, posé de côté son gros sac avant de venir serrer dans ses bras une femme devant moi. Et, de son allure aérienne, elle s’est dirigée vers le centre de la salle. Les yeux des filles étaient braqués sur elle. Alors j’ai compris. Loin des cris du quotidien israélien, loin des tensions et de la nervosité du monde du travail, les exercices de N. ouvrent la voie de la sérénité. Et un peu comme pour remercier leur chance d’avoir découvert ce secret, ses élèves sont fidèles et assidus.
N. est une Israélienne comme les autres mais il semble qu’elle évolue dans une bulle de tranquillité. Dans un pays où les femmes ont plutôt tendance à crier pour se faire entendre, son calme a quelque chose d’irrationnel. « Ca te dit un sandwich ? », me demande-t-elle en quittant son ordinateur. Quand elle se lève, je réalise qu’elle est plus petite que moi alors même que de loin, sa tenue impeccable lui donne l’air immense.
Nous quittons les studios où elle enseigne dans une petite rue du centre de Tel Aviv. Elle croise l’une de ses élèves et lui souhaite un joyeux anniversaire. Elle me demande si je la connais. « Liat était mon élève quand je travaillais à Hertzilia. J’enseignais la danse classique. Quand l’endroit a fermé et que je suis venue enseigner à Tel Aviv, il y a douze élèves qui m’ont suivie. Elles sont mignonnes. » Sachant qu’Herzilia est a une bonne demi-heure de voiture de l’endroit où nous nous trouvons, il faut y voir une véritable preuve de l’attachement qu’elles portent à son cours. Mais N. ne s’en vante pas, elle salue plutôt leur force de caractère et s’incline devant leur investissement.
Si j’ai décidé de partir à la rencontre de N., c’est parce qu’au-delà de son histoire, je savais qu’elle pourrait dévoiler un peu de ses compatriotes aussi. L’enthousiasme pour son cours de streching en dit long sur ce que ce à quoi ces dernières aspirent. Alors, comment explique-t-elle que la discipline, a priori pas très sexy, remporte un tel succès ?
« La souplesse permet de gagner de l’amplitude dans ses mouvements. C’est en s’étirant que l’on prévient les blessures. Si les footballeurs se blessent si souvent et si gravement, c’est justement parce qu’ils ne sont pas assez souples. » D’accord, mais ça reste un peu rébarbatif, non ? « On a l’image de la fille qui lève sa jambe en respirant doucement, ça peut sembler facile. Mais il suffit d’un cours pour réaliser que le défi est grand et que la discipline n’est ni monotone, ni ennuyeuse. Et puis c’est un cours où personne ne vous juge parce que chacun part d’une base différente, son corps. J’aime penser que dans mes cours, le groupe est un soutien. ». Elle regarde autour d’elle et j’insiste. Je lui demande si elle ne voit pas d’autre explication. « Les femmes aiment cette discipline parce qu’elle leur permet de changer leur rapport au monde. Elles changent d’allure, elles gagnent en confiance et le regard du monde sur elles change à son tour. » Sur le canapé avachi de l’entrée du studio, N. se tient très droite et il semble que ça ne lui demande aucun effort. Des gens se sont assis près de nous et l’écoutent parler mais elle reste concentrée. « Et puis la musique est essentielle. J’y apporte un soin particulier. Elle donne la ligne de conduite du cours. Elle a un impact réel sur l’humeur et le bien-être ».
N. est également professeure de danse. Aujourd’hui, elle enseigne le jazz qui selon elle « offre une liberté que la danse classique ne donne pas. » Mais c’est évidemment par la danse classique qu’elle a débuté à l’âge de quatre ans. Rapidement, elle s’enthousiasme pour la discipline et enchaîne les cours. L’école de danse devient sa « deuxième maison ». « Je savais que j’étais à ma place. » et la passion transparaît dans ses mots. Huit années passent au bout desquelles sa professeure lui explique qu’elle n’a plus rien à lui apporter. N. salue encore aujourd’hui cette honnêteté qui lui a permis de se diriger vers une école professionnelle. A douze ans, elle entre à l’école Bat Dor – qui a fermé en 2006 – et elle y combine les disciplines : classique, jazz, composition. Dans le même bâtiment, la troupe professionnelle de l’institution répète. « Ils nous impressionnaient tant, on les admirait derrière les vitres du studio. ». De ses enseignants, elle retient « la vision de la créativité dans leurs yeux brillants, cette impression qu’ils savaient exactement où ils voulaient arriver. » Et un jour, elle veut que les gens voient dans ses yeux à elle la même passion et la même rigueur.
Elle a dix-huit ans quand Barak Marshall, l’un des grands chorégraphes israéliens contemporains, lui propose d’intégrer sa troupe. Mais même si la danse est sa passion, N. refuse. Comme ses compatriotes, elle servira dans l’armée. A un poste que peu se voient offrir. Elle deviendra officier et pendant trois ans, elle ne dansera pas. Les huit premiers mois de son service, elle enseigne le krav maga à des élèves de première et de terminale. Ensuite, elle suit le cours d’officier et devient « officier de krav maga et de gadna pour l’entraînement combattant ». Elle gère le placement des soldates qui enseignent la discipline dans le sud du pays et à Jérusalem. « En parallèle, je travaillais avec des réservistes dont le rôle était de préparer les futurs soldats à un service combattant. » Dans ce cadre-là, elle organise des évènements sportifs comme une course à Jérusalem en partenariat avec la mairie. Mais l’enseignement lui manque et elle décide de changer de voie. Elle formera les futures officiers. « Mon rôle consistait à transmettre aux élèves les valeurs et le savoir pour qu’elles assurent au mieux leur rôle une fois le cours terminé. »
Mais qu’est-ce qui a poussé cette adolescente passionnée par la danse à renoncer à une si belle opportunité ? « L’une des raisons était de pouvoir donner à mes parents fierté et satisfaction. ». N. est la petite dernière de parents rescapés de la Shoah après un frère et une sœur plus âgés de respectivement quinze et sept ans. « J’ai voulu leur assurer qu’ils étaient chez eux en Israël, qu’ils avaient une armée qui veillait sur eux, qu’ils étaient parties intégrantes de ce pays. ».
Quand elle termine son service militaire, elle est convaincue de deux choses, elle sait danser et elle aime enseigner. Elle passe donc le diplôme qui lui permettra d’être professeure et commence à travailler avec des enfants. « Les petits se lancent plus facilement, ils n’ont a priori aucun frein. Le mouvement passe par le corps avant de passer par la tête. Chez les adultes, c’est l’inverse. Ca n’est pas plus facile, le défi est simplement différent. »
Puis elle décide de compléter sa formation en devenant thérapeute du sport. Elle travaille avec les sportifs pour prévenir les blessures mais également avec les athlètes blessés pour les aider à retrouver leurs capacités. « Il fut un temps où je donnais des cours à une équipe de foot. » Je l’imagine, la danseuse fluette au milieu des hommes en maillot et le tableau me fait sourire. « Tous les samedis soirs, avant leur entraînement, ils savaient qu’ils ne pouvaient pas m’échapper ». Elle sourit aussi.
Depuis deux ans, elle dirige les cours pour enfants des Studios P.. Dans quelques mois, elle sera diplômée de psychologie et business. « Mais ça n’est pas pour quitter le domaine de la danse, au contraire, c’est pour élargir mon champ d’action. »
Plus tard, elle veut « une famille, des enfants » et puis « ouvrir sa propre école de danse » où l’objectif sera avant tout « d’assurer aux élèves, de tous âges et de tous niveaux qu’ils sont entre des mains professionnelles. ». Elle veut offrir à ses futurs élèves la richesse et la diversité de l’enseignement qu’elle a eu la chance de recevoir.
Alors N., une Israélienne comme les autres ? « Nous sommes un tout petit pays et les gens, ici, sont talentueux. Dans tous les domaines. Je pense que la qualité la mieux partagée chez les femmes, c’est l’assertivité. Elles se lancent et obtiennent ce qu’elles veulent. » Elle dit qu’elle aussi, elle est comme ça. N. n’a que trente-et-un ans mais dans ses grands yeux bleus, on lit la sérénité. A moins que ça ne soit la sagesse.