Shame avait clairement tous les atouts pour être un film attendue, notamment par le public européen. Le succès critique en France et ailleurs de Hunger avait, en 2008, propulsé le metteur en scène britannique Steve Mc Queen au rang d’auteur prodige à surveiller de très près. Attendue également pour son caractère subversif, Shame ne déçoit pas puisque nous suivons ici l’enfermement mental d’un citadin lambda, prisonnier d’une pulsion sexuelle qu’il se doit d’alimenter en priorité, tel un animal vorace qu’il faudrait constamment rassasier. Un sujet délicat est osé qui promettait des images transgressives.
Si le sexe est un bon argument de vente, ne vous y trompez pas, sa place dans le film est toute relative. L’addiction de Brandon n’est ici qu’un exemple en vue de montrer le dérèglement qu’engendre le progrès et la vie citadine moderne. Ici la sexualité du personnage semble avoir été perverti par le mode de vie urbain prisonnier de ses inventions mécaniques. Brandon est mis à distance des contacts humains et prisonnier de ses rituels triviaux et quotidiens. Tout est devenue creux, profane, tout comme le rapport au sexe qu’il entretient tout au long du film (sex via Webcam, vidéos pornographiques, prostitués…).
La chair est donc un motif fort de Shame, mais c’est une chair froide, clinique, qui n’attise pas le désir du spectateur mais qui, par son omniprésence, traduit l’obsession du personnage. Ces corps n’en sont pas moins incarnés. Michael Fassbender et son personnage Brandon remplissent tout l’écran faisant du film une expé- rience immersive et subjective. Le film devient son personnage et ne vie que pour lui. Mc Queen donne vie à son univers en tout simplicité. Il se contente de laisser sa caméra tourné et charge ses acteurs de créer l’in- tensité et la dynamique nécessaire au fonctionnement de chaque scène, sorte de tableaux stylisées absolument envoûtants que l’oeil à tout le temps de contempler.
C’est en effet la beauté plastique du film qui sidère et nous hypnotise. Les cadres de fenêtres et les murs se confondent pour former des lignes qui emprisonnent le personnage dans des tours de verres. Dans ce New York conceptuel, nous passons le film suspendus dans les airs, réfugiés à l’intérieur d’anti chambres géométri- ques qui traduisent le repli sur soi du personnage, rongé par l’intensité de ses pulsions. Mc Queen a d’ailleurs précisé dans un interview récent (voir Trois couleurs décembre) qu’il était fasciné par le mode de vie aérien des grandes villes comme New York : Comment un reflet peut casser la promesse de liberté qu’apportent les grattes ciels. On pense en effet accéder à l’horizon, mais le reflet d’une vitre nous ramène en fait inexorable- ment à nous mêmes.
Shame parvient avec une élégance folle à sublimer un sujet cru et froid via une poésie de l’abstrait. Tout comme Refn dans Drive mais aussi David Finsher ou Michael Mann dans leurs dernières expériences numé- riques, Mc Queen est à classé parmi les esthètes urbains qui, en s’armant d’un langage plastique et abstrait, redonnent une intensité et une vie esthétique à ces espaces profanes que sont devenus les grandes villes dans le cinéma moderne. Les formes et les couleurs racontent l’histoire et extériorisent les sensations intimes. On est alors forcément frustré quand l’urgence de la narration et la nécessité d’un dénouement vient rompre le rythme contemplatif que tient le film pendant une plus d’une heure. Mc Queen se rattache alors à des poncifs narratifs moins surprenants qui, amené un peu vite donnent au film un conclusion moralisatrice involontaire mais maladroite. Reste la sensation, toujours intacte, d’avoir vu un film en totale phase avec son temps.
C. Levassort