Côté israélien, le « grillage de séparation » – il paraît que c’est ainsi qu’on l’appelle en hébreu – n’offre, tout au long des 700 km de son tracé, que la stupide monotonie de blocs de béton qui se dressent souvent à plusieurs mètres de hauteur. Côté palestinien, le « mur » est en définitive bien plus vivant après qu’une « armée » d’artistes, locaux et internationaux, connus ou anonymes, en ont fait le plus grand espace d’expression graphique du monde.
Depuis, il y a eu également la place Tahrir, transformé aux grandes heures de la révolution égyptienne en un gigantesque centre d’expression plastique, fréquenté par des centaines de milliers de spectateurs/acteurs. Graphiste célèbre, notamment, pour les couvertures qu’il compose pour la maison d’édition Merit, Ahmed Ellabad évoque, selon cet article publié par Al-Akhbar, ce que fut pour lui, professionnel de l’image, le choc de cette explosion de créativité populaire : « La création visuelle était surprenante. La révolution était la plus grande exposition à l’air libre que le monde ait connue. Les citoyens rivalisaient d’invention pour exprimer leurs idées politiques d’une manière qui, à mon avis, ne se reproduira plus. (…) Certains inventaient des slogans incroyables, d’autres peignaient leur corps mais le plus important, c’est que toutes ces propositions trouvaient des gens pour les observer, pour réagir en fonction d’elles, pour discuter avec ceux qui les avaient faites. Une chose qui ne sera jamais donné aux artistes professionnels, même s’ils exposent leurs œuvres dans les plus grandes salles du monde ! » Ellabad garde en lui l’image de cet homme ordinaire qui avait imaginé de fabriquer avec du fil de fer une cage dans laquelle il avait mis une tortue. Devant cette sorte d’installation, il n’y avait en guise d’explication qu’un mot : la justice…
A l’image d’autres professionnels de l’expression plastique, Ellabad a voulu mettre son savoir-faire professionnel au service de la révolution égyptienne. Il a ainsi réalisé neuf posters, non pas pour donner son point de vue, ni pour faire œuvre d’art, mais comme une manière de documenter la réalité qu’il avait vécue place Tahrir, pour se l’approprier à sa façon, pour « ouvrir une voie qui permette d’interagir avec la révolution en tant qu’acte esthétique » («أردت فتح طريق لتعامل مغاير مع الثورة كفعل جمالي» ).
En s’exprimant de la sorte, et même s’il utilise des techniques et un langage graphique différents de ceux qui se sont exprimés sur les murs de la ville (voir le billet précédent), Ahmed Ellabad rejoint la position d’un Ganzeer dont le blog a pour un titre une déclaration qui est en soi un manifeste (illustration ci-dessous) : non, il ne s’agit pas de street art, ou encore de graffiti (en tant que pratique artistique). Sans doute, la révolution reste un moment privilégié, mais ce n’est pas parce qu’elle donne à l’artiste l’occasion de remplir sa « mission », d’acquérir un statut à part, en tant qu’interprète privilégié de la parole du peuple (à l’image des artistes au temps de la guerre d’Espagne par exemple). Ce qu’il y a d’extraordinaire dans le temps de la révolution, c’est qu’il offre au professionnel du langage visuel un lieu où sa parole précisément est, non pas monologue d’un créateur, fut-il génial, mais dialogue avec le public, échange où précisément, la notion d’auteur n’est pas concevable.
D’où les questions que fait surgir l’initiative des animateurs, pourtant en général bien inspirés, de la galerie Townhouse, au Caire. Espace militant pour l’art d’avant-garde, Towhouse a voulu accompagner la révolution qui se déroulait à quelques centaines de mètres de ses locaux en offrant en septembre dernier un espace d’exposition aux « grapheurs » de la révolution. Sous un titre volontairement paradoxal, This is not a graffiti, les acteurs plastiques des rues du Caire étaient invités à s’exprimer dans se locaux pour voir si, une fois inscrits dans l’espace fermé (et artistiquement sacralisé) de la galerie, le graffiti de rue restait ou non un graffiti. (La réponse est non, on peut en faire de l’art, et ça se vent fort cher !)
Certains ont refusé l’invitation (Ganzeer notamment, si je ne me trompe) ; d’autres l’ont accepté, soit en jouant le jeu de l’aimable événement mondain que laisse deviner le reportage photo d’un site spécialisé dans le post-event (c’est ici), soit en se moquant de l’invitation à la façon de Sad Panda (Le graffiti est un art de rue, et ça c’est pas un mur, petits salauds ! image en dessous avec le chanteur Shandy Ahmed), ou bien encore en jouant sur le brand de la galerie Townhouse dont le logo est transformé en insulte (Townhores, quasiment « Putes de ville » ; voir cet article en anglais).
Moquée ou méprisée, l’invitation de Townhouse, quelles que soient ses bonnes intentions, était de toute manière vouée à l’échec dès lors qu’elle faisait l’impasse sur le positionnement pourtant au cœur de la démarche des « acteurs esthétiques » de la rue : le refus de l’œuvre, du statut d’artiste en tant que « cause première » et le choix au contraire de l’anonymat et du dialogue entre les multiples acteurs de l’espace urbain.
C’est d’ailleurs l’autre point qu’ont en commun les acteurs esthétiques des révolutions arabes et ceux des flux numériques : ils se veulent aussi anonymes que possibles, sans leaders, égalitaires, dialogiques en somme.
De nombreux sites (ici par exemple, ou encore là) permettent à ceux qui ne s’y trouvent pas physiquement de communiquer visuellement avec les murs de la révolution égyptienne. Artɘeast, une revue d’art (décidemment!) spécialisée sur le monde oriental, a publié également un numéro spécial dajà signalé mais dont on redonne ici le titre et le lien : Signs of the Times: the Popular Literature of Tahrir
Protest Signs, Graffiti, and Street Art. Et trouvée sur le site de ganzeer cette adresse pleine de ressources utiles : Graffiti and Street Art Resource Page. Cette fois-ci c’est l’Université, autre forme perverse de « récupération », c’est bien connu ! Tout comme les publications savantes ! On recommandera donc le livre de Pascal Zoghbi et Stone aka Don Karl, Arabic Graffiti, From Here To Fame (Berlin, 2011, 200 pages, 24,95 euros : un cadeau de fin d’année?) commenté ici (en français) et ici (en anglais).