Omer Bartov analyse dans ce livre les facteurs qui ont contribué à transformer la Wehrmacht en une «armée d’Hitler»; c’est dire que sa thèse s’oppose, dès les prémisses, à celle qui a été défendue par les généraux allemands eux-mêmes d’une armée apolitique dont les succès tenaient à une discipline supérieure, à une technicité sans faille et à une très ferme cohésion, fondée sur des relations de longue durée, au sein des unités. Au contraire, soutient l’auteur, la cohésion véritablement remarquable de la Wehrmacht et la combativité de ses soldats jusqu’à la toute fin de la guerre sont d’abord le fruit d’une adhésion massive à l’idéologie du régime et d’une confiance absolue en son Führer. Afin de préparer le terrain, Omer Bartov commence par démolir l’idée d’une Wehrmacht supérieurement équipée, entraînée et encadrée : s’intéressant particulièrement au front de l’Est, comme à celui qui a présenté les conditions les plus extrêmes et a dominé l’expérience militaire de la plus grande partie des soldats, il décrit le phénomène de «démodernisation» subi, avant même que l’économie de l’arrière ne se grippe, par des armées dont l’infanterie ne peut suivre la pointe blindée et dont le train est entièrement désorganisé. Il montrera également, au chapitre suivant, comment le taux de pertes et la politique de remplacement dans les unités opérationnelles conduisent, non seulement à une baisse significative de la compétence des cadres et des soldats, mais également à la destruction des «groupes primaires» unis par des liens de camaraderie puissants et anciens. Sur quoi repose donc, sinon la performance, du moins l’endurance de la Wehrmacht à l’Est ?Le livre décrit ensuite le processus de politisation de l’armée au cours des années de guerre à l’Est : composée, pour une part croissante, de jeunes gens élevés sous le régime nazi, confrontée à des conditions extrêmes auxquelles les hommes réagissent par une sorte de surenchère mystique, l’armée choisit en outre, en matière de discipline, des options catastrophiques en termes d’éthique. C’est ce qu’Omer Bartov appelle la « brutalisation » du conflit. Le traitement inhumain imposé aux prisonniers et aux populations civiles sous administration militaire les dépouille, aux yeux des soldats, de toute valeur humaine, tandis que la discipline militaire est explicitement pervertie au point que les exactions sur les civils ne sont plus passibles de sanction si elles ne s’accompagnent pas d’une dérobade au combat. L’exécution sans jugement est pendant un temps la règle pour certaines catégories de prisonniers de guerre (les commissaires politiques): une habitude qui, même une fois l’ordre rapporté, sera fort difficile à abandonner, en même temps qu’elle favorisera moralement la pratique de l’exécution de n'importe quelle catégorie de prisonnier, militaire ou non. Le dernier chapitre, consacré à la déformation de la réalité par l’idéologie, est particulièrement fascinant en ce qu’il montre, à travers des extraits de lettres du front, comment les crimes mêmes commis par l’armée constituent, pour les soldats, la plus efficace des confirmations de la pertinence du projet nazi de conquête et de génocide à l’Est. Il faut en effet que les victimes soient bien coupables, pour être traitées de la sorte, et le Landser n’ose penser à ce qui serait arrivé si les hordes asiatiques n’avaient été arrêtées au bord de l’invasion par le déclenchement de l’opération Barbarossa. L’armée d’Hitler est un bon livre : il se lit avec plaisir (pour autant qu’on puisse en avoir sur un pareil sujet), la thèse en est claire et présentée avec concision, les exemples retenus sont saisissants. Il est un peu déroutant, toutefois, de voir transparaître dans un tel ouvrage une hargne manifeste contre les historiens qui ont défendu la Wehrmacht. En cherchant à disqualifier des historiens au motif que l’histoire serait pour eux instrumentale dans la défense d’une cause politique, Omer Bartov s’expose évidemment au même soupçon, d’autant qu’il traite comme de purs fantasmes la terreur des soldats allemands à la perspective de la revanche des Russes sur les civils et l’idée que Staline aurait pu envahir un jour un peu plus que la Pologne. De même, lorsqu’il s’agace de la place consacrée par tel ou tel historien aux souffrances des Allemands, il semble considérer que celles-ci doivent être comparées à celles des populations occupées par eux – ce qui est évidemment possible objectivement, mais absurde du point de vue des victimes allemandes: quand on a les doigts coincés dans une porte, on se soucie peu qu’une maison brûle de l’autre côté de la rue. Cette histoire – l’histoire subjective des Allemands – aurait-elle donc dû rester non écrite ?L'armée d'Hitler, Omer Bartov, 1990Trad. JP Ricard