Tout part du fait que, dans notre beau pays, il faut passer une loi (deux en fait, une à chaque fois, en 2002 et en 2010) pour obéir à un geste évident d'humanité, la restitution de restes humains (le corps de Saartjie Baartman et une tête maorie) à leurs communautés d'origine (respectivement Khoïsan et Maori). Faudra-t-il à chaque fois passer une nouvelle loi pour restituer à la dignité de leurs peuples d'autres restes humains indignement conservés ici (une vingtaine d'autres têtes doivent être rendues après l'exposition en cours au quai Branly) ? La raison, bien sûr, est que ces corps humains ne sont pas vus, par la loi française, par la ministre de la culture d'alors et par les véhéments défenseurs du patrimoine, comme des corps humains, mais comme des objets de musée, et que comme tels ils devraient être inaliénables, la moindre exception, sous quelque 'prétexte' que ce soit, ouvrant "la voie à un dépouillement progressif et inexorable des collections nationales" (sénateur Nicolas Alfonsi). La sénatrice Morin-Desailly évoquait, dans ce même débat "un certain conservatisme de scientifiques qui, engoncés dans leur logique et leur regard d'Occidentaux, ont du mal à accepter une autre vision du monde." C'est le moins qu'on puisse dire et on retrouve bien là la position de certains de nos défenseurs du patrimoine. Certains pays (Australie, Canada, Etats-Unis, Nouvelle Zélande) ont une législation plus respectueuse, mais en France, la loi sur les musées de 2002 a rendu également inaliénables les collections scientifiques. La "déclaration sur l'importance et la valeur des musées universels" de 18 des plus grands musées mondiaux (dont le Louvre) témoigne bien de cette vision européo-centriste, basée sur le primat des Lumières et de la science occidentale. Et cet écart entre deux visions, l'une muséale, conservatrice, 'scientifique' et occidentale, en somme mettant les objets au pinacle, et l'autre plus respectueuse des hommes et des peuples, est sinon le sujet, en tout cas le déclencheur de l'exposition "Une légende en cache une autre" à Bétonsalon jusqu'au 28 janvier. Le livret de l'exposition est passionnant [Lire aussi, d'Emmanuel Pierrat 'Faut-il rendre les oeuvres d'art ?'].
Cette exposition part donc du constat que ce qui est pour les uns objet de musée, scientifique, relevant d'une histoire morte, est pour les autres, relique, objet de culte, sujet actif d'une histoire différente, vivante. Parfois, une idéologie militante s'empare sans vergogne d'objets pour construire une histoire pseudo-scientifique servant ses objectifs, et l'archéologie devient alors une arme idéologique (cet exemple avait nourri un certain débat); l'ethnologie peut aussi être utilisée comme une arme idéologique, d'ailleurs. Dans cette exposition, il n'est pas tant question des pillages qui ont permis de meubler nos musées nationaux, mais plutôt de cet écart dans le regard posé sur les objets, ce qui permet de ne pas se limiter à un discours politique et économique (comme on le ferait, par exemple, sur les frises du Parthénon volées par Lord Elgin et aujourd'hui au Louvre et au British Museum), et de s'interroger justement sur le regard, sur la place de ces objets. Sur un plan éthique, avons-nous le droit d'exposer dans nos musées des objets sacrés pour d'autres cultures ? Nos musées sont-ils cannibales ?
Une photographie de la météorite Willamette, conservée au Musée d'Histoire Naturelle de New York, est dotée de deux légendes : "Météorite Willamette, météorite ferreuse découverte en 1902 dans l'Etat d'Oregon. Spécimen rare qui révèle l'importance et le rôle de la météorite dans la formation du système solaire" et "Tomanowos, objet sacré voué au culte par les indiens Clackamas, tribu confédérée de la communauté des Grand-Ronde, Oregon". L'une est-il plus juste que l'autre ? Un accord a été trouvé et, une fois par an, les Grand-Ronde se réunissent à huis clos dans le Musée pour une cérémonie rituelle autour de Willamette. Vous imaginez ça au Louvre ?
A l'entrée de l'exposition (à côté de la narration candide par Michel Leiris de ses pillages éhontés en Afrique à l'instigation de Marcel Griaule...) on peut lire le dialogue imaginaire (de Patrizio di Massimo) entre le Négus et le Duc d'Aoste sur la restitution du lion de Juda et de l'obélisque d'Aksoum volés par l'armée de Mussolini (mais sans la vidéo montrée à Grenoble). La pièce la plus révélatrice est celle d'Uriel Orlow [que vous pourrez aller écouter le 10 janvier à la Fondation Ricard] qui a recensé dans musées et collections occidentaux les bronzes du Bénin volés par les Britanniques en 1897*, en expose descriptions et cartels empreints de morgue occidentale et de racisme latent sous un vernis scientifique muséal ignorant de la fonction même de ces bronzes, puis va rencontrer le roi actuel du Bénin, Oba Erediauwa, pour l'interroger sur la manière dont la mémoire collective de son peuple a été aliénée par la perte matérielle de ces objets sacrés (vidéo/diaporama The Visitor, 2007).
L'autre pièce particulièrement éclairante sur le changement du regard est la vidéo de Susan Vogel, Fang : an Epic Journey, sur le périple d'une statuette Fang d'un explorateur à des galeristes, des collectionneurs et un universitaire. La statuette devient à chaque fois support d'un nouveau discours, soumise à un nouveau regard, dans un film saccadé dont chaque séquence, filmée selon le style de l'époque, renforce le caractère artificiel de ces préconceptions. A aucun moment, on ne revient vers l'origine, vers la place qu'occupait la statuette chez les Fangs.
Si je goûte moins les réinterprétations par Camille Henrot de formes africaines, j'ai apprécié les photographies de Peggy Buth au Musée de Tervuren, lieu colonial s'il en est (en tout cas jusqu'à sa refonte en 2004), et la parodie de musée ethnologique suisse par l'artiste amérindien Jimmie Durham. La dernière pièce marquante de cette exposition, à mes yeux, est le travail d'Agence (Kobe Matthys) autour des armes australiennes : surmontées de l'étoile du Commonwealth, elles sont flanquées d'un kangourou et d'un émeu. Un aborigène australien, Kevin Buzzacott, a demandé que ces deux animaux soient ôtés car, si, pour le gouvernement, ce ne sont que des emblèmes dépourvus de toute subjectivité et présentés comme de simples marqueurs, pour les Aborigènes, ce sont des totems sacrés, des ancêtres mythiques dont la représentation ne peut être faite sans l'autorisation de leurs gardiens. Plus qu'une question de propriété intellectuelle, c'est bien là l'essence même du sujet que soulève cette exposition : d'où regardons-nous, de quel point de vue et de quel droit?
Dernière photo courtoisie de Bétonsalon.
* Parmi les 'receleurs' identifiés par Uriel Orlow : Picasso, Breton, Derain, Tzara, André Lhote, Jacques Lipschitz, mais aussi René Pleven, Albert Sarraut, David Rockefeller, les de Ménil, Pierre Lévy à Troyes, la Galerie Kerchache, la banque Lazard, le Louvre, le Musée de Cluny, le Quai Branly et bien d'autres...