Quand Gam’ sort le matin de ce jour-là, il tombe sur un enterrement, comme Léopold Bloom, dans Ulysse de James Joyce. Mais le corps qui va vers sa tombe, ici, c’est celui de la mère de Gam’. La référence au livre de Joyce s’impose de plusieurs points de vue : grande variété de styles d’un chapitre à l’autre, une seule journée pour faire le tour d’une ville, du sexe ou, en tout cas, du désir, et même des cochons (comme chez Circé). Mais même si le personnage principal n’est pas aussi obscur que M. Bloom (il est même sans doute recherché pour des écrits publiés sous pseudonyme), comme Homère avait prêté à Ulysse le nom de « personne », on peut voir le clin d’œil de l’auteur qui nomme son héros Gam’ (ce qui signifie « ou bien », au chapitre 29). Dans ce déplacement de « personne » à « ou bien », il y a l’humour de Denis Donikian.
Un Ulysse arménien d’aujourd’hui ne peut pas vivre en ville. Non que la ville soit particulièrement invivable, mais, parce qu’elle produit des déchets, c'est la ville qui monte vers la décharge, par camions-bennes qui défilent toute la journée. En face de la décharge, il y a le cimetière. Les citadins ont sorti de la ville les morts et le culte des morts (ce qui est lourd de sens pour un peuple qui a connu un génocide) comme ils ont sorti de la ville les rebuts. Et ils comptent sur les chiffonniers, qui crèvent des sacs à longueur de journée et récupèrent et recyclent ce que les repus ont jeté, pour tenir à bonne distance le passé.
On est emporté par le texte ; il y a des paysages, de la politique, des meurtres, des journalistes, des photographes, des cochons, des chiens et des mouettes (comme, m’a-t-on signalé, dans un livre de Michel Tournier, Les Météores), de l’argent, de la tristesse, du rire, de la révolte, de la police, des jeux de mots, des proverbes, des mots en arménien, de la musique, du feu, des dessins, des odeurs, et en particulier celles d’un festin qui réunit ceux dont le destin s’est noué autour de cette colline qui surplombe Erevan.
C’est réduire ce livre que de le limiter à Erevan, de même que c’est réduire Ulysse que de le limiter à Dublin. Le monde mondialisé s’y retrouve : car, grâce à ceux qui transportent et traitent les déchets des civilisations (et qu’on traite bien souvent eux-mêmes comme des déchets), les gens « vivent dignement » et les « industries prospèrent ». Hommage aux pauvres, aux exclus, aux insoumis.
Enfin, de même que le dernier mot du livre de Joyce comporte trois lettres (« Yes »), le dernier mot de ce livre en comporte trois, qui sont aussi les premières (« Dèr »). Comme si tout recommençait toujours, ailleurs.