Le 29 octobre de cette année, Alexandre Zinoviev aurait eu 85 ans. Je vous ai déjà proposé un article qui évoquait la théorie de l'imitation de travail exposée dans son livre de 1976 « Les Hauteurs béantes », et qui fut pour moi comme pour beaucoup une révélation bouleversante, non pas tant sur la société soviétique au sujet de laquelle nous ne nourrissions plus guère d'illusions, que sur nos propres sociétés, où nous apprenions, les yeux dessillés par Zinoviev, à mieux discerner les mécanismes bureaucratiques de l'imitation de travail, et en fin de compte du sous-développement économique, intellectuel et humain. J'ai tenté, à une échelle modeste et pour le domaine qui est le mien, de rendre compte de ces phénomènes dans mon livre Systèmes d'information — Obstacles et succès paru en 2005 aux Éditions Vuibert.
Dans les années qui suivirent la chute du mur de Berlin et de l'Union soviétique, il fut de bon ton dans certains cercles de railler Zinoviev, de montrer à quel point il s'était trompé. Las ! il suffit de quelques années pour lui donner raison à nouveau, s'il en était besoin.
De toute façon, la pensée d'Alexandre Zinoviev se situe bien au-delà de spéculations sur la conjoncture politique de telle ou telle dictature. Personnellement je suis sensible surtout à deux courants qui animent son oeuvre : d'abord sa contribution à la tradition philosophique libérale, où son originalité tient aussi bien à la position d'où il se prononce, et d'où peu pouvaient se prononcer, qu'à une approche marquée par sa démarche de logicien. Ensuite, je distinguerai son apport à l'analyse du processus bientôt bi-séculaire de prolifération bureaucratique, dans la lignée de Max Weber et de Norbert Elias, mais avec là aussi une approche originale inspirée de la situation soviétique. Son génie propre est d'avoir dépassé les particularités de cette situation pour nous donner une vision universelle. J'ajouterai, pour achever de vous persuader de le lire, que chez Zinoviev les analyses les plus subtiles sont toujours irriguées par un humour ravageur : il m'arrive en le lisant d'être saisi de fou-rire à m'en couper le souffle.
J'ignore si, lors de ses dernières années, Alexandre Zinoviev s'est penché sur nos phénomènes bureaucratiques contemporains, qui avaient pris leur essor il y a déjà quelques décennies, mais qui atteignent aujourd'hui une maturité resplendissante : démarche qualité, méthodes de conduite de projet, gestion des ressources humaines, ré-ingénierie de processus, systèmes de management de la sécurité des systèmes d'information... Peu importe, il nous avait déjà donné les instruments pour voir clair dans ce fatras a-conceptuel et entendre résonner le vide dans ce verbiage inextinguible : tout cela n'a qu'un but, permettre à des incompétents de diriger. Un seul exemple récent : les déboires d'Airbus.
La reconnaisance que je dois à Zinoviev tient bien sûr à ce qu'il m'a montré ce qui était sous mes yeux pour que je puisse le voir, mais plus encore aux idées qu'il a formulées pour que je puisse oser les penser : que, malgré les allures sentencieuses et les phrases pompeuses des apôtres des systèmes de management, et l'assentiment universel de leurs affidés les managers, ils étaient totalement creux et infiniment ridicules.